Ulysse et Nausicaa : bénir plutôt qu’aimer
Une fois encore revenons à Ulysse. Après l’avoir quitté à la toute fin de sa vie, j’aimerais vous emmener à un de mes moments préférés de l’Odyssée: celui où il rencontre la merveilleuse Nausicaa. Imaginez: l’écume se brise en volutes argentées sur le rivage. Une brise douce caresse les feuillages, tandis qu’au loin résonne le rire cristallin d’une jeune fille et de ses compagnes. La mer, qui fut tourmentée la veille, s’apaise en ce matin lumineux. Mais sur la grève, allongé sous un enchevêtrement de branchages, un homme s’éveille, meurtri, épuisé, nu sous le poids du sel et des épreuves. Cet homme, c’est Ulysse, le héros des mille ruses, celui que la mer et le destin n’ont cessé de tourmenter. Sa vie et ses sentiments vont être à jamais bouleversés.
Plus tôt, Nausicaa, fille du roi Alcinoos, s’éloigne du palais pour accomplir une tâche simple : laver ses tuniques et vêtements afin qu’ils soient beaux le jour de son mariage. Pourtant, dans la poésie d’Homère, ce geste ordinaire devient un rituel de pureté, une scène hors du temps où l’eau scintille sous les doigts des jeunes filles et où le vent emporte leurs rires comme une mélodie céleste. En effet, Athéna, qui aime Ulysse, apparaît à la jeune Nausicaa le matin même afin de lui soumettre l’idée d’aller laver ses vêtements… justement là où Ulysse s’est échoué. Elle s’exécute et l’image est saisissante. Belle comme une déesse, Nausicaa semble libre, épanouie, encore intouchée par les tourments du monde. Elle ne connaît ni l’attente languissante de Pénélope, ni la douleur des amours brisés de Calypso. Son univers est celui du matin de la vie, un espace protégé où tout semble encore possible. Mais alors que les jeunes filles s’amusent, jouant à la balle sur la rive, un bruit surgit des feuillages. Le destin s’apprête à frapper.
Ulysse sort de l’ombre, et tout en lui contraste violemment avec la douceur du tableau pastoral. Il est couvert de sel, ses cheveux sont en broussailles, son corps est marqué par la mer et la souffrance. Il n’a plus rien du roi d’Ithaque, de l’homme glorieux qui sema la ruse et la mort sous les murs de Troie. Les suivantes de Nausicaa s’enfuient en criant. Mais elle, elle reste debout. C’est ici que se joue l’un des plus beaux moments de l’Odyssée, une scène de pure poésie où l’héroïsme ne réside pas dans la force, mais dans la parole. Ulysse sait que son apparence pourrait lui valoir le rejet. Alors il choisit ses mots avec une délicatesse infinie. Il tend une main suppliante et fait ce qu'il sait faire de mieux: il parle, et dans sa voix vibre un mélange d’humilité et de grâce.
"Je te supplie, ô Reine, que tu sois Déesse ou mortelle ! Si tu es déesse, de celles qui habitent le vaste ciel, tu me sembles Artémis, fille du grand Zeus, par la beauté, la stature et la grâce ; si tu es une des mortelles qui habitent sur la terre, trois fois heureux ton père et ta mère vénérable ! Trois fois heureux tes frères !"
Le choix de la déesse Artémis est révélateur. Il ne la compare pas à Aphrodite, symbole du désir charnel, mais à la chasseresse farouche, à la vierge indomptable des montagnes et des bois. Il ne la convoite pas, il l’admire. Il érige un mur de respect entre eux, comme pour préserver la pureté de cet instant. Mais derrière l’éloge se cache un appel à la compassion. Après avoir peint Nausicaa en déesse, il revient à lui-même, misérable et naufragé.
" Mais, ô reine, prends pitié de moi, puisque c'est toi que j'ai vue la première, et que je ne connais aucun des hommes qui habitent ces villes et ces contrées. Montre-moi le chemin de la cité et donne-moi quelques lambeaux de toile pour couvrir mon corps, si toutefois en venant ici tu as apporté les enveloppes de tes riches vêtements"
Face à lui, Nausicaa pourrait se détourner. Elle pourrait fuir, ordonner qu’on l’écarte. Mais elle ne le fait pas. Elle voit au-delà des apparences. Elle devine, derrière le naufragé, l’homme noble et éprouvé par le destin. Elle ne sait pas encore qu’il est Ulysse, celui dont les chants célèbrent la ruse et la bravoure. Elle ne sait pas qu’il est un roi. Mais elle reconnaît en lui quelque chose de plus profond : un être humain qui souffre. Son cœur ne tremble pas. Elle répond avec douceur, avec cette assurance propre à la jeunesse qui n’a pas encore appris la peur du monde. Elle ordonne qu’on apporte des vêtements, elle l’invite à se purifier dans la rivière, elle lui offre la première marque d’hospitalité qu’il recevra depuis longtemps.
" Étranger, tu n'es pas un homme vulgaire ni privé de raison. — Zeus, le roi de l'Olympe, distribue comme il lui plaît la félicité à tous les mortels, aux bons comme aux mauvais : c'est lui qui t'a envoyé ces malheurs, et il faut, toi, que tu les supportes. — Mais, puisque tu es dans cette île, tu ne manqueras ni de vêtements, ni de tous les secours que l'on doit aux malheureux voyageurs qui viennent implorer notre pitié. Je t'enseignerai le chemin de la ville et je te dirai le nom du peuple qui l'habite. Les Phéaciens possèdent ce pays, et moi je suis la fille du magnanime Alkinoos qui gouverne le royaume de ces peuples puissants".
Et dans cet échange fugace, quelque chose d’indicible naît entre eux.
Ce qui bouleverse dans cette scène, c’est la beauté de ce qui ne sera jamais. Si Nausicaa était née quelques années plus tôt, s’il n’y avait eu Pénélope, aurait-elle pu être son amour ? La pensée est vertigineuse. Mais Homère ne cède pas à cette tentation. L’Odyssée n’est pas une histoire d’amour entre eux. Elle est le récit d’une rencontre éphémère mais inoubliable. Nausicaa ne sera pas une amante, ni une épouse, ni même une conquête. Elle sera un souffle, un instant suspendu, une parenthèse de grâce avant qu’Ulysse ne replonge dans son odyssée.
Plus tard, Ulysse révèlera son identité à la cour d’Alcinoos et racontera son périple. Désormais, il peut enfin partir et la jeune fille est triste.
Et lorsqu’elle le regarde s’éloigner sur les flots, elle ignore que, bien des années plus tard, sur les rives d’Ithaque, peut-être repensera-t-il à elle. Non avec regret, mais avec ce sourire doux-amer que l’on réserve aux souvenirs les plus purs.
Cette scène est une ode à ces rencontres qui, sans jamais devenir des histoires d’amour, laissent une empreinte indélébile dans les coeurs. J'aime profondément ce passage. Peut-être parce que comme Ulysse, suis-je secrètement amoureux de Nausicaa? Ulysse et Nausicaa incarnent deux mondes qui se croisent sans jamais se rejoindre : lui, l’homme marqué par la guerre et les tempêtes, elle, la jeune fille encore protégée par l’innocence. Entre eux, il n’y aura ni serment, ni passion, ni promesse. Juste un regard, quelques paroles, et un instant de grâce qui, à lui seul, suffit à rendre ce texte éternel. Ainsi est la poésie d'Homère: elle nous rappelle que certains des plus beaux amours ne sont pas ceux qui s’accomplissent, mais ceux qui existent juste assez pour être inoubliables.
Car, comme le dit Nietzsche :
« Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa – bénissant plutôt qu’amoureux. »
Et c’est peut-être là le plus bel adieu que la vie puisse nous offrir.
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