L’événement de Carrington : la tempête solaire de 1859 qui embrasa le ciel et le monde
Plongez dans la nuit de 1859 où une tempête solaire géante embrasa le ciel, bouleversa le télégraphe et inaugura la météorologie de l’espace.
Une nuit où le ciel prit feu
Dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 septembre 1859, des hommes se réveillent en sursaut dans des cabanes humides, à des milliers de mètres d’altitude, dans les montagnes du Colorado. À travers les planches mal jointes, une lumière rougeoyante filtre, comme un incendie géant derrière la crête. Certains enfilent leurs bottes, persuadés que l’aube est déjà là. Ils sortent… et restent figés.
Le ciel entier brûle.
Au nord, des draperies vertes ondulent comme des rideaux qu’on secoue. Au zénith, des traînées rouges éclatent en gerbes, tandis que, vers le sud, la voûte se zèbre de colonnes blanches pulsantes. Dans les Caraïbes, à Cuba, au Mexique, jusque vers Panama, on observe des aurores polaires comme jamais on n’en a vues à ces latitudes. On raconte que, dans le nord-est des États-Unis, on pouvait lire son journal en pleine nuit à la seule lumière de ce ciel démentiel.
Les animaux s’affolent, les coqs chantent hors d’heure, des marins réveillent leurs équipages, craignant un incendie en mer. Dans les villes, les passants lèvent la tête, certains murmurent des prières, d’autres parlent de fin du monde. Quelques esprits plus pragmatiques soupçonnent quelque phénomène électrique, lié à ces mystérieuses « aurores boréales » qu’on observe d’ordinaire près des pôles.
Ce que personne ne sait encore, c’est que cette nuit-là marque l’entrée de l’humanité dans l’ère de la météorologie de l’espace. Et que, loin au-dessus de cette débauche de lumières, le bouclier magnétique de la Terre est en train de plier sous l’assaut d’une tempête solaire gigantesque : l’événement de Carrington.
Quand le Soleil déraille : aux origines de la tempête de 1859
Richard Carrington, un astronome surpris par le Soleil
Revenons quelques heures en arrière, le 1ᵉʳ septembre 1859, en Angleterre. Il est un peu avant midi. Dans son observatoire privé, à Redhill, le gentleman-astronome Richard Christopher Carrington projette l’image du Soleil sur un écran blanc pour en dessiner les taches. C’est un travail patient, presque méditatif : repérer les détails sombres, noter leur position, suivre leur évolution jour après jour.
Ce jour-là, un immense groupe de taches solaires occupe le disque. Carrington trace leurs contours lorsqu’un phénomène incongru attire son regard : deux taches éblouissantes de lumière blanche éclatent au cœur de la région sombre. Elles se déplacent lentement, en quelques minutes, d’un bord du groupe à l’autre, puis s’éteignent. Carrington comprend qu’il vient d’assister à quelque chose de totalement inédit. Il note l’heure avec soin, entre 11 h 18 et 11 h 23 environ, et prépare un rapport qu’il enverra rapidement à la Royal Astronomical Society. Sans le savoir, il vient de réaliser la première observation directe d’une éruption solaire, ce que nous appelons aujourd’hui une flare.
À quelques kilomètres de là, un autre observateur, Richard Hodgson, voit la même chose. Le Soleil vient littéralement de « flasher » devant deux témoins stupéfaits.
Une éruption hors norme et un voyage éclair vers la Terre
Ce flash n’est pas qu’un effet de lumière. Il s’accompagne d’une gigantesque éjection de masse coronale (EMC) : une bulle de plasma brûlant, chargée électriquement, propulsée à une vitesse anormalement élevée vers la Terre. Habituellement, ce genre de nuage met deux à trois jours pour nous atteindre. Cette fois-ci, il ne lui faudra qu’environ 17 heures. La raison ? Quelques jours plus tôt, une autre éruption a probablement « ouvert la voie », balayant le vent solaire habituel et laissant une sorte de couloir vide dans lequel la seconde EMC file presque sans résistance. La magnétosphère terrestre, notre bouclier magnétique, n’a que peu de temps pour réagir. Lorsque le nuage de plasma arrive, son champ magnétique est orienté à l’opposé de celui de la Terre et plus intense : il se verrouille littéralement au nôtre, le comprime et injecte dans notre environnement spatial une quantité phénoménale d’énergie. C’est le début d’un orage géomagnétique comme il ne s’en produit que quelques fois par siècle… et celui-ci restera, jusqu’à présent, le plus puissant jamais enregistré.
Le monde à l’envers : la planète sous les aurores
Des draps de lumière jusqu’aux tropiques
Quand l’EMC frappe la Terre, dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 septembre, les lignes du champ magnétique se tordent, vibrent, se reconnectent. Les particules énergétiques précipitent vers les pôles, heurtent les atomes de l’atmosphère et déclenchent la danse des aurores… mais cette fois, la chorégraphie déborde largement des régions polaires.
Des témoignages évoquent des aurores visibles jusque dans les Caraïbes, au Panama, au Mexique, en Colombie, voire à Hawaï et Santiago du Chili. Les couleurs varient du vert intense au rouge sang, parfois avec des teintes violettes. Des arcs se lèvent à l’horizon, se transforment en couronnes qui semblent tomber sur les observateurs médusés. Pour des populations peu familières de ces phénomènes, le choc est immense. Des journaux relatent des scènes de panique, des églises qui se remplissent en pleine nuit, des rumeurs d’incendies géants dans les montagnes ou sur la mer. En quelques heures, un phénomène intime du Soleil devient un spectacle planétaire.
Mineurs, marins et citadins face à un faux lever du jour
Les anecdotes abondent. Des prospecteurs dans les Rocheuses rangent leurs lampes, convaincus que l’aube est arrivée — pour s’apercevoir que leurs montres indiquent encore le milieu de la nuit. Dans certaines villes, des ouvriers se rendent au travail avec plusieurs heures d’avance, trompés par cette étrange clarté. Sur les navires, les marins voient les boussoles s’affoler. Les aiguilles partent en tous sens, se figent, repartent brusquement, comme possédées. Pour les capitaines qui naviguent sans repère terrestre, c’est une vraie menace : comment tracer une route fiable quand même l’aimant du compas semble renier le nord ?
Mais la plus spectaculaire des conséquences n’est pas visible à l’œil nu. Elle serpente discrètement le long des fils de cuivre qui commencent à mailler les continents : les lignes de télégraphe. C’est là que l’événement de Carrington va vraiment montrer à quel point le Soleil peut s’en prendre à la technologie humaine.
Le télégraphe en flammes : première victime de la météo de l’espace
Des messages envoyés « sur l’air électrique »
En 1859, le télégraphe électrique est la star de la modernité. Pour la première fois, l’information voyage plus vite que les chevaux, les trains ou les bateaux. De longues lignes de cuivre traversent l’Europe et l’Amérique du Nord, reliées à des piles et à des relais qui traduisent les impulsions électriques en points et en traits : le code Morse.
Lorsque la tempête géomagnétique frappe, ces fils tendus au-dessus des campagnes se comportent comme des antennes parfaites. Les variations brutales du champ magnétique terrestre induisent d’énormes courants électriques dans les lignes. Résultat : les appareils se mettent à s’emballer. Des opérateurs reçoivent des chocs, les papiers s’enflamment dans certains bureaux, des étincelles jaillissent des relais. Les journaux rapportent que des stations doivent couper l’alimentation par peur de voir leurs équipements fondre.
Et c’est là que la tempête révèle un aspect presque surnaturel : même débranchés de leurs batteries, certains télégraphes continuent de fonctionner. Sur une ligne entre Boston et Portland, deux opérateurs parviennent ainsi à tenir une conversation entière, pendant près de deux heures, alimentés uniquement par ce qu’ils appellent « l’électricité de l’aurore ».
Étincelles, incendies et stupeur dans les bureaux de poste
Tous n’ont pas cette chance. Ailleurs, les surtensions sont telles que des incendies se déclenchent dans les stations de télégraphe, forçant les opérateurs à fuir. Des directeurs de réseau décrivent des « torrents de feu » jaillissant des circuits et des contacts en platine sur le point de fondre. Cet épisode est un tournant : pour la première fois, un phénomène solaire cause des dégâts tangibles, spectaculaires, dans un réseau technologique à grande échelle. Jusqu’ici, le Soleil était surtout un astre à contempler ou à étudier ; désormais, il devient un acteur capable de perturber les communications, de faire perdre de l’argent, de menacer des infrastructures. C’est aussi la première fois que des scientifiques peuvent corréler précisément une éruption observée sur le Soleil, un orage magnétique enregistré par des magnétomètres au sol et des perturbations technologiques concrètes. Les graines d’une nouvelle discipline sont semées.
Naissance d’une nouvelle science : la météorologie de l’espace
Du mystère des aurores au rôle de la magnétosphère
Avant 1859, on soupçonnait déjà un lien entre taches solaires, aurores et perturbations magnétiques, mais rien n’était vraiment établi. L’événement de Carrington apporte un cas d’école parfait : une éruption observée et datée, suivie, moins d’une journée plus tard, d’une tempête géomagnétique et d’aurores exceptionnelles.
Les physiciens commencent alors à comprendre que la Terre est entourée d’un champ magnétique qui, en temps normal, détourne la majeure partie du vent solaire. Quand une EMC vient le frapper de plein fouet, ce bouclier se comprime, se déforme et laisse pénétrer davantage de particules dans les hautes atmosphères. C’est cette interaction qui produit les aurores… et aussi les courants induits qui saturent les réseaux électriques ou télégraphiques.
Il faudra encore des décennies, des câbles sous-marins, des lignes haute tension et, plus tard, des satellites pour que cette prise de conscience se transforme en véritable « météo de l’espace », avec ses alertes, ses cartes et ses indices d’activité. Mais 1859 restera comme la date symbolique où le Soleil a montré, sans ambiguïté, qu’il pouvait bouleverser la vie quotidienne sur Terre.
Carrington, pionnier malgré lui
Pour Richard Carrington, l’histoire n’est pas immédiatement glorieuse. Dans son article, il reste prudent, notant qu’« une seule hirondelle ne fait pas le printemps » : autrement dit, qu’un événement ne suffit pas à prouver un lien de cause à effet. Pourtant, les témoignages s’accumulent. Des astronomes, des physiciens, des opérateurs de télégraphe envoient leurs observations. Des chercheurs comme Balfour Stewart et Elias Loomis compilent ces rapports, tracent les courbes magnétiques, rapprochent les chronologies. Peu à peu, le puzzle se met en place : oui, ce qui se passe sur le Soleil peut provoquer, moins d’un jour après, une tempête magnétique géante sur Terre.
Aujourd’hui, les historiens des sciences considèrent l’événement de Carrington comme un acte de naissance de la physique solaire moderne et de la compréhension du lien Soleil-Terre. Un scénario qui sera repris plus tard par l'excellent Barjavel à travers son Ravage, ô combien - possiblement - prophétique.
Sources
- Jean Lilensten, Marina Gruet, Frédéric Pitout, Joao Pedro Cadhile Marques, Météorologie de l’espace : Vivre demain avec notre Soleil, 2021, De Boeck supérieur – https://www.decitre.fr/livres/meteorologie-de-l-espace-9782807333062.html
- Futura-Sciences, « Événement de Carrington : qu’est-ce que c’est ? », 2024, en ligne – https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/astronomie-evenement-carrington-11686/
Les illustrations ont été générées par intelligence artificielle pour servir le propos historique et afin d’aider à l’immersion. Elles ont été réalisées par l’auteur et sont la propriété du Site de l’Histoire. Toute reproduction nécessite une autorisation préalable par e-mail.
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