Alf et Alvilda : des serpents à la mer du Nord, l’itinéraire d’un couple légendaire
L’histoire légendaire d’Alf et d’Alvilda, entre Götaland et Danemark, révélée par Saxo Grammaticus : épreuves, piraterie féminine et héritage dynastique.
Table des matières
Le voile de légende sur la Baltique : Alf, Alvilda et le souffle des sagas
Dans les brumes épaisses qui s’élèvent des rivages scandinaves, là où les vagues se heurtent aux rochers sombres comme pour réveiller les dieux endormis, les conteurs du Moyen Âge évoquaient l’histoire singulière d’une jeune femme qui osa briser les chaînes de son destin : Alfhild, nom que la tradition française rend souvent par Alvilda. Son récit, préservé dans la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus, appartient à ce territoire ambigu entre la mémoire païenne, la construction littéraire chrétienne et les rêves d’une Scandinavie héroïque.
Bien que Saxo écrive au XIIᵉ siècle, il s’appuie probablement sur un corpus plus ancien de récits héroïques transmis oralement dans les cours scandinaves. Les chercheurs situent ces traditions entre le IXᵉ et le XIᵉ siècle, même s’il est impossible de les dater avec certitude. La tension entre héritage païen et perspective chrétienne se lit dans chaque ligne de la Gesta Danorum, donnant au récit une densité mythologique particulière. Le destin d’Alvilda illustre ainsi la manière dont Saxo réinterprète les légendes pour servir un propos moral et politique. La figure de la femme pirate étonne d’autant plus qu’elle n’apparaît presque jamais dans les sources médiévales européennes. Ce caractère exceptionnel explique pourquoi l’histoire d’Alvilda fut tant réinvestie par les artistes et les érudits, surtout à partir de la Renaissance. Aujourd’hui encore, elle sert de miroir aux débats modernes sur la place des femmes dans les sociétés anciennes.
Le piège des serpents : les épreuves du prétendant
Le royaume de Götaland et la princesse enfermée
L’action débute en Götaland dans l'actuelle Suède, la terre des Geats, peuple mentionné aussi dans Beowulf. Saxo situe là le règne de Siward (Sywardus), père d’Alvilda. Les Geats constituent un peuple germanique dont l’identité est aujourd’hui mieux connue grâce aux fouilles archéologiques et aux comparaisons linguistiques. La distinction entre Götaland, Swealand et Danemark à l’époque de Saxo reste toutefois floue, car les frontières politiques n’étaient pas stabilisées. Soucieux d’éviter que sa fille ne soit enlevée ou séduite par des prétendants indignes, Siward décide de la protéger d’une manière pour le moins spectaculaire : en la confinant dans une chambre gardée non par des guerriers, mais par deux créatures monstrueuses. En effet, les mariages royaux avaient une importance décisive dans les alliances entre clans aristocratiques. L’enfermement d’Alvilda peut donc être lu comme une manière de préserver non seulement sa personne, mais aussi la valeur diplomatique de son union.
Les gardiens venimeux : le serpent et la vipère
Pour empêcher toute intrusion, Siward fait placer devant la chambre de sa fille une vipère et un serpent, deux bêtes décrites comme redoutables. Ce passage se trouve clairement dans le texte de Saxo. Il s’agit de créatures merveilleuses, destinées à éloigner les hommes téméraires et à signaler que la valeur de la princesse n’est accessible qu’au prix d’un acte héroïque.
Le rôle symbolique des serpents dans les cultures nordiques est complexe, oscillant entre sagesse occulte et destructivité. Dans la mythologie, les serpents sont souvent associés aux frontières du monde ou aux épreuves initiatiques, comme dans le mythe de Jörmungandr. Dans la tradition chrétienne, ils deviennent des incarnations du mal, ce qui influence sans doute l’interprétation que Saxo en propose. L’idée de placer des bêtes monstrueuses comme gardiennes apparaît également dans la littérature gréco-romaine, que Saxo connaissait. Ce mélange de traditions prouve la porosité culturelle entre Scandinavie et Europe latine à l’époque médiévale. Le défi imposé par Siward peut aussi être lu comme une épreuve rituelle, destinée à sélectionner un gendre digne du pouvoir. Alf, en affrontant ces créatures, se conforme involontairement à un schéma héroïque très codifié. Le combat contre les reptiles marque la première transition narrative du récit : de la contrainte imposée à la princesse vers le choix individuel. Ce passage montre également que Saxo puise autant dans le merveilleux que dans la morale chrétienne.
Alf, l’outsider audacieux
Au Danemark, le jeune Alf, fils du roi Sigar, apprend l’existence de ce défi. Sa lignée est clairement mentionnée par Saxo. Décidé à prouver sa valeur, il se rend en Götaland et affronte les créatures. La Gesta Danorum décrit précisément son stratagème : il se couvre d’une peau sanglante et tue l’une des bêtes au fer rouge avant de transpercer l’autre de sa lance.
Les rois danois étaient souvent entourés d’une noblesse guerrière structurée en clans, ce qui explique le rôle important accordé à la lignée d’Alf. Les jeunes princes recevaient une éducation centrée sur l’usage des armes, la navigation et l’hospitalité diplomatique. La peau sanglante utilisée par Alf constitue un détail rare dans les récits scandinaves et peut refléter une tradition orale antérieure. Le fer rouge employé pour terrasser la vipère rappelle certaines techniques de chasse attestées dans des textes ultérieurs. Le récit ne mentionne pas l’émoi d’Alvilda face à cette preuve de courage, ce qui souligne la distance que Saxo place entre l’héroïsme masculin et la volonté féminine.
La fuite de la princesse
Le conseil maternel et le déguisement
Saxo rapporte que la mère d’Alvilda l’encourage à fuir plutôt qu’accepter un mariage imposé. C’est une scène unique dans la littérature de Saxo, où les mères jouent généralement un rôle discret. Alvilda, conseillée par sa mère, choisit de s’enfuir et de se déguiser.
La présence active d’une mère dans un récit héroïque est suffisamment inhabituelle pour être soulignée. Elle reflète peut-être la survivance d’un rôle domestique fort attribué aux femmes dans certaines sociétés scandinaves. Les sagas islandaises montrent en effet des mères capables de conseiller, d’influencer et parfois de manipuler les choix politiques de leurs enfants. Le geste d’Alvilda interrompt un destin prédéterminé, et cette fuite s’inscrit dans une logique de rupture plutôt que d’aventure. Le travestissement, très fréquent dans la littérature médiévale européenne, symbolise le passage d’un rôle assigné à un rôle choisi. Dans le monde nordique, les vêtements avaient une fonction sociale forte : changer d’apparence revenait à briser un code culturel. Le choix d’une identité masculine permet à Alvilda non seulement de fuir, mais de se soustraire au regard social. Le silence de Saxo sur les détails pratiques renforce la portée symbolique du geste plutôt que sa vraisemblance. Le passage constitue l’un des rares exemples d’affirmation individuelle féminine dans la Gesta Danorum.
Naissance d’une guerrière
Alvilda embarque ensuite sur un navire et rejoint un groupe de pirates féminines. Cette troupe, impressionnante pour l’auteur du XIIᵉ siècle, symbolise une inversion complète des normes sociales.
Le groupe de pirates féminines n’a aucun équivalent dans les sources diplomatiques ou historiques de l’époque. Il doit donc être compris comme un motif littéraire reflétant une inversion des normes sociales. Les femmes guerrières mentionnées dans les sagas, comme Hervör ou la skjaldmær Veborg, relèvent souvent du domaine héroïque plutôt que réaliste. L’épisode d’Alvilda s’inscrit donc dans une tradition plus large de figures féminines transgressives. Les découvertes archéologiques, notamment la tombe de la guerrière viking de Birka, invitent à réexaminer l’exclusion habituelle des femmes du domaine guerrier. Cependant, aucune source ne confirme l’existence de bandes de femmes marins armés. La légende doit donc être lue comme une représentation littéraire des possibilités extrêmes offertes par la fiction médiévale.
Sous la conduite d’Alvilda, la troupe devient une flotte capable de menacer les routes maritimes. Saxo la présente comme un danger suffisamment sérieux pour alarmer les royaumes voisins.
Saxo décrit le groupe d’Alvilda non pas comme une petite troupe, mais comme une flotte capable de menacer des routes commerciales. Cette amplification sert probablement à renforcer la dimension dramatique du récit. Les pirates y apparaissent comme une anomalie sociale nécessitant une réponse royale. La montée en puissance du groupe prépare le renversement narratif final face à Alf.
La mer en armes
Le rassemblement des navires
La flotte d’Alvilda opère dans la Baltique, région propice aux embuscades. Les navires scandinaves étaient idéalement adaptés à ces eaux.
Les navires scandinaves du haut Moyen Âge étaient conçus pour naviguer aussi bien sur les mers que dans les fleuves, ce qui leur donnait une grande mobilité stratégique. Les chantiers navals, souvent établis près des forêts et des fjords, permettaient une production efficace d’embarcations. Les pirates auraient donc pu utiliser des bateaux légers, adaptés aux embuscades et aux retraites rapides. La littérature héroïque nordique associe souvent les navires à l’honneur familial et au prestige du chef. Posséder une flotte signifiait disposer d’une force politique et militaire. L’équipement naval évoqué implicitement par Saxo montre que le groupe d’Alvilda était perçu comme un danger réel. Le silence du texte sur les détails techniques laisse néanmoins place à des interprétations prudentes. L’aspect collectif de l’équipage féminin renforce la dimension exceptionnelle du récit. La mer devient ainsi le théâtre d’une inversion spectaculaire des rôles sociaux.
Les raids sur les côtes de la Baltique
Les pirates d’Alvilda attaquent les navires marchands qui sillonnent la Baltique.
La Baltique constituait une zone d’échanges vitale reliant les royaumes scandinaves aux peuples finno-ougriens et slaves. Les routes maritimes y étaient parcourues par des marchands transportant ambre, fourrures, miel, armes et esclaves. Une flotte pirate pouvait perturber des réseaux commerciaux entiers. Les archipels finlandais, avec leurs innombrables îlots, offraient un terrain idéal pour tendre des embuscades. Les annales médiévales mentionnent d’ailleurs régulièrement des groupes de bandits maritimes dans ces régions. La menace posée par Alvilda s’inscrit donc dans une réalité géographique crédible, malgré son caractère légendaire. Cette crédibilité contribue à renforcer la force dramatique du récit.
Face à cette menace, le roi Sigar ordonne à Alf d’intervenir.
L’envoi d’Alf pour régler le problème correspond à un modèle narratif où l’héritier royal fait ses preuves. La mission permet de tester son courage autant que son sens politique. Cette confrontation symbolique oppose l’ordre établi à la transgression pirate. Le récit prépare ainsi le choc final qui révélera l’identité d’Alvilda.
La traque d’Alf
Alf ne renonce pas
Alf prend la mer, accompagné de guerriers fidèles tels que Borgar. Ils suivent la piste des pirates jusqu’aux régions finlandaises.
Les compagnons d’Alf, dont Borgar, incarnent la fidélité et la solidarité guerrière typique des récits scandinaves. La poursuite en mer est un motif fréquent, représentant la ténacité du héros. Saxo souligne la durée de la traque, ce qui renforce la tension. La mention de la Finlande situe le récit dans un espace maritime réel, bien que peu détaillé. Les sources médiévales décrivent ces régions comme vastes, boisées et difficiles d’accès. La poursuite y devient ainsi un acte presque initiatique. Alf se rapproche peu à peu du dénouement sans savoir que sa quête est en réalité un retour vers Alvilda.
Une bataille éclate entre les deux flottes. Alf monte à l’abordage.
La reconnaissance : l’enlèvement du casque
Alf frappe le casque du capitaine pirate, qui tombe et révèle une chevelure féminine : Alvilda.
Le dévoilement de l’identité constitue un motif central des récits héroïques médiévaux. Ici, il opère une transition brutale entre la violence du combat et la surprise émotionnelle. Les guerriers présents assistent à une scène qui rompt le rythme habituel du combat. L’autorité d’Alvilda, jusque-là fondée sur l’anonymat, s’effondre en un instant. Saxo fait de ce moment un pivot moral du récit. La reconnaissance met fin spontanément aux hostilités, ce qui montre la force du lien narratif entre Alf et Alvilda. Le geste d’Alf envers elle n’est décrit ni comme tendre ni comme brutal, mais comme une simple révélation. Le texte joue sur la surprise plutôt que sur la psychologie. Ce renversement prépare le retour à l’ordre social.
L’union paradoxale
Du combat à la paix
Alvilda, reconnaissant Alf, cesse le combat. Ils retournent en Danemark et se marient.
Saxo ne décrit pas la cérémonie du mariage, ce qui laisse supposer qu’elle n’avait pas d’importance narrative. Le mariage symbolise avant tout la fin de la transgression. L’union peut être interprétée comme un compromis imposé par les circonstances. La pacification qui suit correspond aux attentes morales de la littérature chrétienne médiévale. L’histoire d’Alvilda cesse alors d’être celle d’une rebelle. Elle devient un maillon dans une chaîne dynastique. Ce glissement reflète la manière dont Saxo intègre les héroïnes dans son récit plus large.
Alf et Alvilda auront une fille : Gurid. On pourrait croire à un conte de fée.
Gurid épouse Halfdan, fils de Borgar. Leur fils Harald deviendra roi. Leur fils Harald bénéficie d’une protection divine selon Saxo. Ce motif héroïque trouve des parallèles dans d’autres récits germaniques. La reconstruction du royaume par leurs descendants souligne la dimension politique de la Gesta. Saxo cherche à donner une légitimité ancienne aux rois de son époque. Les événements rapportés ne doivent donc pas être interprétés comme des faits historiques stricts. Ils servent une fonction narrative et idéologique.
Alvida elle, doit être décédé depuis longtemps maintenant.
La légende à travers les siècles
L’histoire d’Alvilda inspire plusieurs œuvres des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles.
La redécouverte des textes nordiques à la Renaissance a profondément transformé l’image d’Alvilda. Olaus Magnus, dans son Historia de gentibus septentrionalibus, contribua à populariser les figures féminines guerrières. Les humanistes italiens s’emparèrent ensuite de ces récits pour en faire des héroïnes baroques. L’opéra italien consacré à Alvilda la présente en reine amazone, très éloignée du texte de Saxo. Les romantiques du XIXᵉ siècle y virent une figure d’émancipation. Les historiens modernes l’étudient plutôt comme reflet des anxiétés médiévales à propos du pouvoir féminin. Sa réception prouve la plasticité des mythes nordiques. Chaque époque y projette ses propres questions. Alvilda demeure ainsi une figure vivante, réinventée sans cesse.
Sources
- Saxo Grammaticus, La Geste des Danois (« Gesta Danorum », Livres I-IX), traduction de Jean-Pierre Troadec, introduction de François-Xavier Dillmann, Gallimard, 1995.
- Alvilda, Wikipédia (page en français).
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