William Lee : l’inventeur que l’Angleterre a refusé et que la France a fait triompher
William Lee, inventeur de la machine à tricoter (1589) : refus d’Élisabeth Iʳᵉ, accueil à Rouen sous Henri IV, et héritage décisif pour le framework knitting dans les Midlands.
Table des matières
Le saviez-vous ?
À la fin du XVIᵉ siècle, un inventeur anglais nommé William Lee conçut une machine capable de révolutionner l’industrie textile. Mais au lieu d’être salué comme un génie, il fut rejeté par sa propre reine. C’est finalement en France que son invention trouva refuge… À l’époque des enclosures et des corporations vigilantes, toute innovation touchant au filage ou au tricot soulevait des peurs économiques très concrètes. Sa machine imitait le geste de la main humaine, rang par rang, mais avec une cadence inconnue des ateliers domestiques. Elle promettait des bas plus réguliers, mieux ajustés, et surtout produits en série—un mot encore presque tabou à la fin des Tudors. La cour voyait déjà s’ouvrir l’ère des « métiers » mécaniques, avec ce que cela impliquait pour l’emploi féminin et la paix sociale. Refusé chez lui, Lee chercha des oreilles plus attentives sur le continent, où les villes drapières rivalisaient pour attirer les talents. C’est là que s’esquisse une trajectoire à la fois héroïque et mélancolique : la gloire technique, l’exil, puis la revanche posthume.
Une invention trop en avance pour l’Angleterre
En 1589, William Lee, originaire du Nottinghamshire, mit au point le premier métier à tricoter mécanique. Inspiré par les gestes répétitifs des tricoteuses, il parvint à créer une machine capable de produire des bas en maille avec une rapidité et une régularité inégalées. Une révolution pour l’époque, qui promettait de bouleverser l’artisanat textile. Le cœur du dispositif était la « bearded needle », une aiguille à barbule dont l’extrémité se refermait sous la pression d’une lame, permettant de former des mailles régulières. Cette ingénierie fine, actionnée par un système de leviers, alignait les rangées comme un clavier, d’où le nom de « stocking frame ». La précision du calibre (ou « gauge ») déterminait la finesse du bas, un argument décisif sur un marché obsédé par l’élégance et la durabilité. Dès les premiers essais, l’appareil démontra une constance inégalée, inquiétant du même coup les artisans qui vivaient de la variabilité des mains.
Fier de son invention, Lee se rendit à la cour d’Élisabeth Iʳᵉ pour demander un brevet royal. La démonstration suscita de l’intérêt, mais la licence lui fut refusée. Les raisons invoquées dans les récits contemporains tiennent à la crainte de déstabiliser l’emploi des tricoteuses et des hosiers ; en revanche, la petite phrase mordante souvent attribuée à la reine est une tradition tardive et ne doit pas être citée comme parole authentique. La peur du progrès technique venait de triompher sur l’innovation. Le contexte politique pesait lourd : les monopoles octroyés par la couronne faisaient déjà l’objet de critiques, et un brevet pour une machine « dévoreuse d’emplois » semblait explosif. Les corporations urbaines défendaient jalousement leurs privilèges de production et craignaient une dévaluation du travail qualifié. Élisabeth Iʳᵉ avait par ailleurs à gérer des tensions récurrentes dans les Midlands, où le textile structurant l’économie familiale rendait tout bouleversement socialement risqué. Lee, loin de se décourager, adapta son cadre pour produire des bas en soie, plus fins et rentables, espérant séduire l’aristocratie. Mais un produit plus luxueux n’effaçait pas l’objection de fond : si l’État favorisait la machine, qui protégerait les tricoteuses des bourgs ? À la cour, on redoutait qu’un précédent ne provoque une cascade de demandes similaires et n’alimente des émeutes de métiers, fréquentes en Europe depuis le Moyen Âge. La réputation de Lee grandit pourtant dans les cercles d’innovateurs, à la fois comme pionnier et comme symbole de la « technique empêchée ». Son entourage le pressa d’exporter son génie, suivant une logique déjà bien rodée d’« achat » de savoir-faire par les puissances rivales. C’est cette conjonction de prudence politique, de pressions corporatives et d’ambitions continentales qui scella son départ.
L’exil forcé d’un génie ignoré
Les récits contemporains notent que la démonstration impressionna, sans dissiper l’angoisse d’une mécanisation incontrôlée. On préféra encourager l’exportation de laine brute—une richesse traditionnelle—plutôt que d’ouvrir la porte au choc productif d’une chaîne mécanique. Lee comprit qu’il ne gagnerait pas contre l’argument de la « paix du royaume », priorité cardinale d’une monarchie encore marquée par les guerres de religion. Sa seule option rationnelle devint la mobilité : trouver un prince mécène prêt à endosser le risque social en échange d’un avantage industriel.
Déçu mais pas vaincu, Lee quitta son pays et se rendit en France où le roi Henri IV, beaucoup plus favorable à l’innovation, l’accueillit à bras ouverts. Ce dernier lui permit de s’installer à Rouen, ville textile majeure. Là, Lee monta un atelier avec quelques ouvriers et lança la production de bas mécaniques. Pour un temps, il connut le succès et la reconnaissance qui lui avaient été refusés chez lui. La France d’Henri IV cherchait alors à réparer un pays ruiné par des décennies de conflits, en stimulant l’agriculture, les routes et les manufactures. Dans cette stratégie, attirer techniciens et maîtres étrangers était un levier assumé, surtout dans les villes portuaires et drapières comme Rouen. Lee s’y établit avec quelques compagnons et mit en place un atelier où il forma des ouvriers aux réglages et à l’entretien du mécanisme—formulation prudente, car les détails pédagogiques précis ne sont pas documentés. Les bas mécaniques séduisirent une clientèle bourgeoise et courtisane, friande de finesse et d’uniformité. Le pouvoir local y voyait un moyen de concurrencer les importations, tout en capitalisant sur l’expertise anglaise—un renversement savoureux. Des tensions ont pu exister avec certaines jurandes et artisans manuels, mais les sources connues ne décrivent pas d’incidents précis ; tant que la protection royale demeura, l’atelier de Lee put néanmoins prospérer et diffuser des savoirs qui survivraient à leur fondateur.
Un destin tragique, un héritage durable
Malheureusement, l’assassinat d’Henri IV en 1610 fit disparaître un protecteur clé et un climat politique favorable aux manufactures. Le soutien s’effondra, les priorités financières se réorientèrent et les relais locaux perdirent de leur influence. Sans subvention ni commandes publiques, une innovation aussi coûteuse à installer subit vite l’asphyxie. Les sources divergent sur les dernières années de Lee—Rouen ou Paris—signe même de son effacement social ; il meurt en France au début du XVIIᵉ siècle, probablement à Paris, quelque part entre 1610 et 1614. Cette invisibilité n’empêche pas la transmission technique : ses dessins, gabarits d’aiguilles et réglages furent conservés par ses proches. Son frère James, de retour en Angleterre, poursuivit l’aventure, améliorant la stabilité du cadre et la qualité des mailles. Au XVIIᵉ siècle, le « framework knitting » s’implanta solidement dans les Midlands, donnant naissance à une économie proto-industrielle à domicile. Le métier de Lee devint la plateforme d’innovations successives—sélecteurs d’aiguilles, mécanismes de guidage, puis au XVIIIᵉ siècle des perfectionnements attestés comme le « divider » (associé à John Aston/Ashton) et surtout le Derby Rib de Jedediah Strutt (années 1750), qui permit des côtes élastiques et ouvrit un nouveau chapitre de la maille. De pionnier marginalisé, Lee se transforma rétrospectivement en maillon indispensable de la chaîne qui mène à la mécanisation textile moderne.
Ironie de l’histoire : ce métier à tricoter, rejeté par Élisabeth Iʳᵉ, allait devenir l’un des symboles du savoir-faire textile britannique. William Lee, en pionnier incompris, a ouvert la voie à une modernisation qui semblait, à son époque, trop audacieuse pour être acceptée. L’Angleterre qui l’avait recalé bâtit pourtant une part de sa puissance sur ces cadres mécaniques perfectionnés. La tension entre protection de l’emploi et embrassement du progrès, si vive sous Élisabeth, devint ensuite le moteur d’une régulation plus fine des brevets et des manufactures. L’épisode Lee rappelle que l’innovation ne triomphe pas par son seul génie technique : elle nécessite coalition politique, mécénat et tolérance au risque social. Et c’est souvent à l’étranger que les inventeurs trouvent, au moins un temps, l’espace d’expérimenter ce que leur patrie n’ose pas encore.
Les illustrations ont été générées par intelligence artificielle pour servir le propos historique et afin d’aider à l’immersion. Elles ont été réalisées par l’auteur et sont la propriété du Site de l’Histoire. Toute reproduction nécessite une autorisation préalable par e-mail.
Commentaires
Enregistrer un commentaire