Le Turc mécanique : comment un faux automate d’échecs a défié Napoléon et annoncé l’intelligence artificielle

Le Turc mécanique affrontant Napoléon aux échecs au palais de Schönbrunn en 1809
Napoléon Bonaparte face au Turc mécanique, l’automate joueur d’échecs, dans le palais de Schönbrunn en 1809.

Découvrez le visage du Turc mécanique, l’automate joueur d’échecs qui défia Napoléon à Schönbrunn, entre génie technique, supercherie et mythe encore fascinant.

Une partie au palais de Schönbrunn

Le soir tombe sur Schönbrunn.
Dans les jardins encore tièdes de l’été 1809, les soldats français errent entre les haies taillées au cordeau, silhouettes sombres sous les fenêtres illuminées du palais. À l’intérieur, l’air sent la cire chaude, le bois ciré et le tabac froid. Les conversations se mêlent au froissement des uniformes, aux cliquetis des sabres contre les boucles de ceinturon. Autour du palais, les sentinelles montent leur garde en silence, comme si même les armes se pliaient à la solennité du lieu. Schönbrunn, ancienne résidence d’été des Habsbourg, est désormais le théâtre provisoire de la puissance française, réaménagé à la hâte pour accueillir l’entourage impérial. Dans les couloirs, les domestiques autrichiens croisent les officiers en uniforme bleu et blanc, mêlant deux mondes qui, quelques semaines plus tôt, s’affrontaient encore à Wagram. Chaque pas résonne sur les parquets cirés comme un rappel discret que la guerre n’est jamais très loin, même lorsque l’on s’apprête à parler d’un simple jeu d’échecs.

Dans un salon lambrissé, légèrement à l’écart du tumulte, un petit groupe de dignitaires entoure une étrange pièce de mobilier.

Ce n’est ni un bureau, ni une commode. C’est une grosse armoire de bois, large comme une table de jeu, surmontée d’un échiquier. Et derrière l’échiquier, assis comme un dignitaire venu d’un Orient de fantaisie, un mannequin enturbanné, moustache noire, regard figé. Sa main gauche repose sur un coussin, l’autre semble prête à saisir les pièces. Les boiseries, chargées de dorures et de motifs rocaille hérités du règne de Marie-Thérèse, reflètent la lumière des chandelles en un miroitement presque irréel. On a tiré les lourds rideaux pour isoler le salon du reste du palais, comme si la scène qui va se jouer devait rester à l’abri des oreilles indiscrètes. L’armoire, posée au centre de la pièce, ressemble à ces cabinets de curiosités qui faisaient la fierté des princes du XVIIIᵉ siècle, où l’on exposait monstres marins, automates et instruments scientifiques. Le mannequin enturbanné, avec ses traits orientalisés, répond à la fascination de l’époque pour un « Orient » fantasmé, mêlant Turquie, Perse et Arabie dans une même image exotique. Certains des présents, familiers des spectacles de mécanique, murmurent déjà que l’objet ne peut être qu’un tour de prestidigitateur, tandis que d’autres le regardent avec une inquiétude presque superstitieuse. La présence de cet étrange personnage de bois, silencieux et immobile, contraste avec l’agitation militaire qui règne dans le reste du palais. On a placé autour de lui des chaises et de petits guéridons, comme pour transformer le salon en un théâtre de miniature où chaque spectateur aura sa place.

La porte s’ouvre.

Napoléon Bonaparte entre, suivi de quelques officiers. Il porte ce qu’il affectionne le plus : l’habit sombre de colonel de la Garde, plutôt que les grands apparats impériaux. Son regard passe rapidement sur l’assistance, puis se pose sur l’étrange personnage immobile. On lui explique qu’il s’agit d’un automate joueur d’échecs, célèbre déjà dans toute l’Europe. On ajoute, comme pour piquer sa curiosité, qu’il a battu des ambassadeurs, des aristocrates, des savants. À son entrée, les conversations s’éteignent d’elles-mêmes, non par ordre mais par habitude : la présence de Napoléon impose le silence autant que les règlements militaires. Ses aides de camp se rangent légèrement en retrait, formant un demi-cercle, chacun guettant le moindre signe de son humeur. On lui rappelle que l’automate a été présenté naguère à Marie-Thérèse, à Joseph II, et qu’il a fasciné plusieurs générations de souverains avant de ressurgir maintenant devant lui. Le nom de Kempelen, son premier créateur, est rapidement évoqué, mais ce qui importe ce soir-là, c’est moins la mémoire de l’ingénieur que la promesse du spectacle. Pour un chef de guerre qui vient d’imposer un nouveau traité à l’Autriche, l’idée de se mesurer à une machine semble d’abord un simple divertissement mondain. Pourtant, derrière cette curiosité se cache aussi la fierté du stratège, toujours prêt à tester sa propre capacité de calcul, même sur soixante-quatre cases de bois. Certains témoins affirmeront plus tard que Napoléon a d’abord haussé les épaules, comme s’il ne croyait pas un instant à la possibilité d’être sérieusement mis en difficulté. D’autres diront au contraire qu’il s’est immédiatement penché en avant, captivé par l’idée d’une intelligence artificielle avant l’heure. Dans tous les cas, l’atmosphère se charge peu à peu d’une tension subtile, mélange de respect pour l’Empereur et de curiosité pour la machine.

Napoléon, qui aime les jeux de stratégie, demande à voir.
Le stratège en lui ne résiste jamais à l’appel d’un défi, fût-il réduit à un damier. Depuis sa jeunesse à Brienne, il a passé des heures à déplacer des pions et des pièces de plomb, y voyant un exercice utile pour aiguiser son sens de la manœuvre. S’il n’est pas un théoricien des échecs, il en apprécie la logique implacable, où chaque imprudence se paie tôt ou tard. Pour lui, l’échiquier est une abstraction du champ de bataille, un lieu où l’on peut rejouer des batailles perdues ou gagnées sans coûter une seule vie. Affronter un automate, c’est donc aussi mettre à l’épreuve cette conviction que le génie humain reste supérieur à toute mécanique.

L’homme qui présente la machine, Johann Nepomuk Mälzel, s’incline. Il ouvre les petites portes de l’armoire, dévoile un enchevêtrement impressionnant de ressorts, de tringles, de roues dentées. On lui apporte une bougie : la lumière danse sur le métal, donne l’illusion d’une profondeur infinie.
— Vous voyez, Sire, tout est là, dit Mälzel. Rien que de l’horlogerie.
Mälzel, en bon homme de spectacle, sait exactement comment ménager ses effets : il ne se précipite pas, il laisse le temps au public de s’approcher et de s’étonner. Il commence par ouvrir une première porte, laissant voir un entremêlement de roues dentées si dense qu’il semble occuper tout l’intérieur. Puis il ouvre une seconde, à l’arrière, donnant l’impression que l’on peut regarder à travers le meuble comme à travers une cage vide. Chaque geste est calculé pour convaincre les sceptiques qu’aucune place n’est laissée à un hypothétique complice dissimulé dans la structure. Ce jeu de portes, de lumières et d’angles de vue est en réalité le cœur de l’illusion, élaboré par Kempelen puis perfectionné par Mälzel. Les officiers français, habitués pourtant aux tromperies de la guerre, se laissent eux aussi prendre au piège de cette démonstration de transparence. Aux yeux de l’auditoire, l’automate se pare ainsi d’une autorité presque scientifique : ce qui est montré si clairement ne peut être que vrai.

Les curieux se penchent, murmures convaincus. Puis le mécanicien referme doucement les portes, remonte la clé, et l’automate semble s’éveiller. La tête se tourne légèrement, comme pour saluer. Le bras se soulève. Les yeux peints fixent l’échiquier. Quand la clé tourne dans la serrure intérieure, on entend un cliquetis régulier, comme une petite horloge qui se mettrait à battre la mesure. La tête du Turc se redresse à peine, mais ce mouvement suffisant donne l’illusion d’un réveil, comme si une conscience venait d’habiter le bois peint. Quelques dames se penchent vers leurs compagnons, mi-amusées mi-inquiètes, chuchotant que l’on touche peut-être là à des forces qu’il ne faudrait pas provoquer. Pour Napoléon, habitué aux canons et aux charges de cavalerie, ce frisson n’est pas de la peur, mais la sensation claire que quelque chose d’inédit vient de commencer.

Napoléon s’installe.

On place les pièces, blanches pour la machine, noires pour l’Empereur. La rumeur cesse. On entend soudain très distinctement le tic-tac discret des rouages, et le léger glissement d’une pièce que le Turc mécanique avance sur l’échiquier. Il pose sa main sur la table un bref instant, comme pour en éprouver la stabilité, puis ajuste légèrement la position de la chaise sans demander qu’on la lui arrange. Les pièces noires, devant lui, semblent tout à coup moins anodines, comme si le destin lui-même passait par leur symétrie ordonnée. Un aide de camp se tient derrière son épaule, prêt à noter les coups, car tout ce qui touche à l’Empereur doit pouvoir être consigné. Mälzel, de son côté, vérifie une dernière fois discrètement la position des pièces, s’assurant que rien ne gênera la transmission des mouvements à l’opérateur caché. La première pièce blanche se met en marche avec une précision presque théâtrale, contrôlée par des mécanismes invisibles aux spectateurs. Napoléon répond sans hésiter, comme si l’ouverture avait été prévue de longue date, refusant d’accorder à la machine le moindre avantage psychologique. Autour d’eux, certains suivent la partie case par case, d’autres se contentent de scruter le visage de l’Empereur pour y déceler un signe d’énervement ou d’admiration. Le contraste entre le visage impassible du Turc et les traits mobiles de Napoléon donne à la scène une dimension presque allégorique. Deux formes d’intelligence semblent s’affronter : l’une de chair et de sang, l’autre prétendument faite de bois, de laiton et de ressorts.

La partie commence.

Et, sans que personne ne l’imagine encore, dans ce salon de Schönbrunn, c’est une certaine idée de l’avenir – les machines, l’intelligence, l’illusion – qui s’assied ce soir-là face à l’homme le plus puissant d’Europe. Ce salon, perdu dans l’immense enfilade de Schönbrunn, deviendra dans les récits ultérieurs un lieu presque mythique, où l’histoire militaire croise l’histoire des sciences. Les témoins n’en ont pas encore conscience, mais ils assistent à l’une des premières grandes mises en scène de la tension entre l’homme et la machine. Plus tard, on brodera sur les détails de la scène, on enjolivera les réactions de Napoléon, mais le cœur du récit restera ce face-à-face étonnant. Ce soir-là, sans le savoir, les spectateurs donnent naissance à une légende qui traversera les siècles et alimentera aussi bien les traités d’histoire que les œuvres de fiction.

Coupe intérieure du Turc mécanique montrant le joueur caché et le mécanisme d’échecs
Coupe imaginaire de l’intérieur du Turc mécanique, révélant la cachette du joueur et le labyrinthe de rouages.

Aux sources du mirage : la naissance du Turc mécanique

Les automates, enfants des Lumières

Quarante ans plus tôt, l’Europe bruisse déjà du bruit discret des ressorts qui se tendent et des engrenages qui tournent. Les cours royales raffolent d’automates : oiseaux chanteurs, musiciens miniatures, écrivains mécaniques traçant des phrases à l’encre sur le papier. Ces objets ne sont pas de simples jouets de riches ; ils sont la mise en scène matérielle d’un rêve : si l’on peut imiter le geste, ne pourra-t-on bientôt imiter la pensée ?

À Paris, les horlogers rivalisent d’ingéniosité pour créer des pendules animées où défilent bergers, anges ou danseurs miniatures. À Genève, à Neuchâtel, la tradition de l’horlogerie de précision sert de socle à la fabrication d’automates musiciens dont la réputation franchit les frontières. Les philosophes des Lumières, de Diderot à La Mettrie, spéculent sur la nature de l’homme, allant parfois jusqu’à comparer le corps humain à une machine perfectionnée. Cette vision mécaniste du vivant nourrit autant l’enthousiasme que l’inquiétude : si l’on peut imiter les gestes, ne finira-t-on pas par imiter la pensée ? Les démonstrations publiques d’automates deviennent alors des spectacles prisés, où se rencontrent noblesse curieuse, bourgeoisie montante et savants avides d’observer. Le Turc mécanique s’inscrit dans cette lignée, mais il la dépasse en prétendant non plus seulement reproduire un mouvement, mais incarner une stratégie. Aux yeux de ses contemporains, il représente l’ultime étape d’un rêve commencé longtemps avant lui : celui d’une raison mécanique.

Dans ce XVIIIᵉ siècle fasciné par la raison, reproduire le vivant par la mécanique, c’est toucher au mystère même de l’homme. Les salons philosophiques débattent de la matière, de l’esprit, de la machine. Les artisans inventent, démontent, polissent, règlent des mécanismes toujours plus subtils. Les salons bruissent de débats sur le rapport entre l’âme et le corps, sur le rôle des nerfs, sur la possibilité d’expliquer le comportement humain par des lois physiques. Des médecins comme Mesmer ou des charlatans de moindre envergure profitent de cet engouement pour proposer leurs propres expériences mêlant magnétisme, électricité et spectacle. Les automates trouvent alors naturellement leur place dans ce paysage intellectuel, à mi-chemin entre l’expérience de laboratoire et le divertissement. Chaque nouvelle machine interroge la frontière – déjà floue – entre le merveilleux, le scientifique et le purement illusoire.

C’est dans cet univers que s’avance un homme discret, un fonctionnaire de l’administration impériale, qui n’a pas encore conscience qu’il va donner naissance à l’un des plus grands canulars techniques de l’histoire. Von Kempelen n’est pas un de ces artisans isolés qui travaillent pour eux-mêmes : il est fonctionnaire de l’État, chargé de projets sérieux et concrets. Il a travaillé sur des systèmes de canaux, sur des machines à vapeur, sur des dispositifs destinés à améliorer l’administration impériale. Sa position à la cour le place au contact direct des goûts et des attentes des souverains, notamment de Marie-Thérèse et de son fils Joseph II. Loin d’être uniquement un bricoleur génial, c’est un homme qui réfléchit à la façon dont la technique peut servir le prestige du trône. La création du Turc mécanique naît ainsi à la croisée de plusieurs contraintes : briller à la cour, rivaliser avec les magiciens à la mode, montrer que la science impériale sait étonner autant que divertir. Pour un esprit orgueilleux mais conscient de ses limites, l’idée de construire une machine qui donne l’illusion de penser est un défi aussi personnel que politique. Il ne s’agit pas seulement de faire applaudir un tour, mais de prouver que l’on peut marier le sérieux de l’ingénieur et la séduction du spectacle. Dès le départ, la frontière entre science et trompe-l’œil est volontairement trouble, assumée comme telle par son créateur. C’est ce flou, précisément, qui permettra au Turc de survivre pendant des décennies aux regards les plus soupçonneux.

Wolfgang von Kempelen, l’ingénieur vexé

Johann Wolfgang von Kempelen, né en 1734, est un ingénieur au service de la cour des Habsbourg. Sa carrière est honorable : projets hydrauliques, études de machines, inventions diverses. Mais c’est une vexation, presque anecdotique, qui va décider de son destin. Né à Presbourg, aujourd’hui Bratislava, il grandit dans un espace multiculturel où se croisent langues et traditions de tout l’Empire. Il se distingue très tôt par une facilité pour les mathématiques et la mécanique, ce qui lui vaut d’être intégré aux services techniques de la monarchie. Outre le Turc, il imaginera plus tard une machine à parler, tentative pionnière pour reproduire artificiellement la voix humaine. Ces projets révèlent chez lui un même intérêt : explorer les limites de ce que les rouages peuvent imiter du vivant.

Un jour, à la cour de Vienne, l’impératrice Marie-Thérèse assiste à un spectacle de magie. Le prestidigitateur français François Pelletier enchaîne les tours, fait disparaître des objets, lit dans les pensées. La souveraine, amusée, se tourne vers von Kempelen :
— Vous qui êtes homme de science, expliquez-moi donc comment tout cela fonctionne.
La cour de Vienne, comme toutes les grandes cours européennes, se passionne alors pour les spectacles de prestidigitation venus de France. Pelletier, comme d’autres illusionnistes, joue avec les cartes, les objets dissimulés, les complicités dans le public, mais surtout avec le désir de croire de ses spectateurs. Quand l’impératrice se tourne vers von Kempelen, ce n’est pas seulement pour obtenir une explication, mais aussi pour mesurer l’étendue du savoir de ses propres savants. L’ingénieur comprend qu’il est mis à l’épreuve, comparé, en quelque sorte, aux artistes du merveilleux. Son incapacité à dévoiler les secrets du magicien n’est pas qu’une défaite personnelle : elle symbolise la difficulté pour la science de percer les codes bien gardés des spectacles populaires. Promettre de « faire mieux » qu’un prestidigitateur, c’est pour lui une manière de restaurer le prestige de la raison face à l’habileté manuelle. Ce jour-là, l’humiliation se transforme en moteur, et le projet du Turc mécanique trouve sa première impulsion.

L’ingénieur hésite, balbutie. Il ne sait pas. Il n’a pas percé les secrets du magicien. On raconte qu’il en fut piqué au vif. Devant la cour, l’échec ne se mesure pas seulement aux mots prononcés, mais à l’assurance qui les accompagne, et von Kempelen sent que la sienne vacille. Il sait que les illusions reposent sur des techniques très concrètes, mais la rapidité des gestes de Pelletier dépasse son regard d’ingénieur. Cette frustration nourrit peu à peu l’idée qu’il lui faut inventer une illusion d’un autre ordre, fondée non sur la vitesse de la main, mais sur la complexité du mécanisme. Plutôt que de dévoiler les secrets d’un autre, il choisit d’en créer un de toutes pièces, infiniment plus difficile à percer.

De cette promesse naît une idée folle : construire une machine qui semble penser. Dans les semaines qui suivent, ses carnets se remplissent de croquis, de calculs, de notes où apparaissent déjà des schémas d’armoires, de compartiments et de leviers. Il passe du temps à observer les joueurs d’échecs dans les cafés, notant la lenteur des parties, la position du corps, la manière dont les mains se déplacent. Le jeu des échecs lui semble idéal : codifié, limité à soixante-quatre cases, mais infiniment riche en combinaisons. Une machine qui donnerait l’impression de maîtriser ce jeu serait perçue non comme un simple automate, mais comme une entité capable de réflexion. L’idée est moins de faire réellement « penser » la machine que de produire toutes les apparences de cette pensée, ce qui est déjà un exploit considérable. Von Kempelen conçoit alors le Turc comme un théâtre clos, où l’on verrait se jouer une pièce dont les coulisses resteraient invisibles. Chaque élément – l’armoire, le costume oriental, les rouages – est pensé pour servir la mise en scène autant que la technique. À mesure que le projet avance, il comprend qu’il lui faudra aussi un complice parfaitement formé, capable de jouer des parties solides dans des conditions très inconfortables. Le Turc mécanique devient ainsi une entreprise collective, mais dont lui seul maîtrise le scénario général.

Le premier choc : la cour de Marie-Thérèse

Pendant des mois, von Kempelen se cloître dans son atelier. On le voit rarement à la cour. Des charpentiers livrent des planches, des ébénistes apportent des pièces de bois d’érable, des forgerons ont des commandes étranges de petits axes, de tringles fines, de roues dentées miniatures.

Lorsque, en 1770, il revient au palais de Schönbrunn, c’est avec un meuble imposant : une armoire basse, d’un mètre de haut environ, percée de petites portes, surmontée d’un échiquier. Derrière l’échiquier, assis comme un maître oriental, un mannequin vêtu d’une robe bordée de fourrure, turban sur la tête. C’est lui que l’on appellera bientôt, simplement, « le Turc ».

Devant la cour, von Kempelen ouvre les portes du meuble, montre les engrenages, les chaînes, les ressorts. On peut voir de part en part. Rien ne semble cacher un opérateur. Puis il referme, remonte la machine, invite un volontaire à jouer.

À la stupéfaction générale, l’automate avance un pion.

Il joue.

Et il gagne.

Le tour d’Europe d’un prodige impossible

Cafés, académies et cabinets de curiosités

Le succès est immédiat. Très vite, le Turc mécanique devient plus qu’un divertissement de cour : c’est une attraction européenne. On le fait voyager. À Versailles, à Paris, à Londres, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, les salles se remplissent. Les curieux paient pour voir cet être de bois qui réfléchit, ce mannequin qui semble posséder une intelligence froide et infaillible.

Dans les cafés parisiens, on décrit avec exaltation le moment où l’automate saisit une pièce avec sa main articulée, la dépose sur une autre case, puis secoue la tête quand l’adversaire commet un coup illégal. À l’Académie des sciences, les savants se penchent sur le phénomène, cherchent l’astuce. Au Café de la Régence, temple des joueurs d’échecs, certains des meilleurs joueurs d’Europe viennent se mesurer à lui. Ils ne perdent pas toujours, mais ils sortent de là troublés.

Le Turc mécanique ne se contente pas de jouer ; il résout aussi des problèmes échiquéens complexes, comme le fameux « problème du cavalier » qui consiste à parcourir tout l’échiquier en passant une seule fois par chaque case.

Les grandes figures défiées par le Turc

Au fil de ses tournées, l’automate affronte des figures prestigieuses : Benjamin Franklin, ambassadeur des États-Unis en France, qui en gardera un souvenir émerveillé ; de grands maîtres d’échecs du temps ; des aristocrates fascinés par ce mélange de bois, de métal et de génie caché. Dans les gazettes, les récits se multiplient. Les uns prétendent que la machine ne perd jamais, d’autres racontent avec fierté l’avoir vaincue. Certains voient en elle la preuve que l’esprit humain est réductible à une mécanique. D’autres, au contraire, voient dans ce Turc au regard fixe une sorte de démon de cuivre, preuve que l’homme veut se prendre pour Dieu.

Silence et sommeil d’une machine encombrante

Pourtant, von Kempelen se lasse. L’engouement du public le fatigue plus qu’il ne le réjouit. L’automate lui apporte moins de reconnaissance scientifique qu’il ne l’espérait. On le félicite pour le spectacle, plus que pour l’ingéniosité technique. Vers la fin de sa vie, l’ingénieur tente de vendre l’automate, sans succès. Il meurt en 1804, laissant la machine à son fils. Celui-ci n’a ni le temps ni l’envie d’entretenir cette créature encombrante. Le Turc mécanique sommeille, relégué dans un coin, presque oublié.

Il faudra l’arrivée d’un autre personnage, moitié musicien, moitié entrepreneur, pour tirer l’automate de son sommeil poussiéreux et l’amener jusqu’à Napoléon.

Mälzel, Napoléon et la partie de 1809

Un automate ressuscité

Johann Nepomuk Mälzel est connu pour autre chose que les échecs : il perfectionne le métronome, construit des automates musiciens, voyage beaucoup. Quand il entend parler du Turc mécanique, il y voit immédiatement une promesse de fortune. Après la mort de von Kempelen, Mälzel parvient à acheter l’automate au fils de l’ingénieur pour une somme raisonnable. Il en découvre les secrets, le restaure, renforce ses illusions. Il ajoute même une petite boîte vocale pour que la machine puisse prononcer, d’une voix métallique, le mot qui glace le sang de tout joueur :

— Échec !

En 1809, l’Europe est en feu. Napoléon vient de vaincre les Autrichiens à Wagram. Vienne est occupée. Schönbrunn est devenu, pour quelques semaines, le centre du pouvoir impérial français. Mälzel comprend que c’est l’occasion rêvée : faire jouer son Turc contre l’Empereur lui-même.

Napoléon, stratège et joueur d’échecs

Napoléon n’est pas un grand joueur d’échecs au sens strict, mais il aime le jeu. Il y voit un reflet miniaturisé du champ de bataille : pions sacrifiés, lignes de force, attaques sur les ailes, fourchettes, sacrifices, encerclements. Des témoins le décrivent jouant avec ses officiers, parfois avec une sorte de brusquerie impatiente, parfois avec une concentration glaciale. À Schönbrunn, l’Empereur a connu ses moments de mélancolie. Loin de Paris, dans ce palais baroque aux salles trop vastes, il tue les temps morts entre les audiences, les rapports, les décisions. Mälzel, accompagné de quelques protecteurs, obtient l’autorisation de présenter la machine.

Une partie entre légende et témoignages

De cette fameuse partie de 1809, nous n’avons pas un récit unique, mais une mosaïque de témoignages souvent contradictoires. Les historiens se faufilent aujourd’hui entre ces versions pour reconstituer ce qui a pu se passer.

Selon plusieurs récits, la scène ne se déroule pas directement devant l’armoire, mais à une table séparée, entourée d’un cordon. Napoléon joue à distance. Mälzel, en intermédiaire, reporte les coups de l’Empereur sur l’échiquier de la machine, puis vient jouer les réponses du Turc sur la table de Napoléon. Dans d’autres versions, l’Empereur s’assoit lui-même devant l’automate, comme dans une confrontation théâtrale. On s’accorde toutefois sur quelques points : Napoléon commence par tester la machine. Il joue un coup alors que, par convention, le Turc doit avoir les blancs. La machine semble ne pas s’en formaliser. L’Empereur tente ensuite un coup irrégulier. Le Turc remet la pièce à sa place. Nouvelle tentative de triche : cette fois, l’automate enlève purement et simplement la pièce fautive de l’échiquier.

Dans certaines versions, Napoléon, amusé, insiste encore. Alors le Turc, comme irrité, balaie toutes les pièces de l’échiquier d’un geste sec. Le salon éclate de rire. L’Empereur, dit-on, sourit à son tour et consent enfin à jouer « sérieusement ».

La partie qui suit aurait duré une vingtaine de coups. Elle se termine – là encore, les sources divergent – soit par un abandon courtois de Napoléon, renversant son roi pour saluer la supériorité de l’adversaire, soit par une simplification rapide menant à une position perdante. Dans tous les cas, la mémoire collective retient l’essentiel : ce soir-là, le plus grand stratège de l’Europe moderne s’est incliné devant une machine.

Dans le ventre de la machine : le secret du Turc

Un meuble comme un théâtre d’illusions

Ce qui fait la force du Turc mécanique, ce n’est pas seulement le talent du joueur caché, c’est le génie scénique de son concepteur. L’intérieur de l’armoire est un chef-d’œuvre de trompe-l’œil mécanique. Lorsque von Kempelen puis Mälzel ouvrent les portes, on voit une forêt de rouages, comme dans une horloge monumentale. Les mécanismes ne remplissent pourtant qu’une partie du volume réel du meuble ; des cloisons mobiles, des planchers coulissants créent des cachettes insoupçonnées.

Sous la robe du Turc lui-même, d’autres petites portes dissimulent des accès. Une bougie placée à l’intérieur, des miroirs, des tuyaux d’aération : tout est pensé pour permettre à un être humain de rester dissimulé, parfois pendant des heures, sans être découvert.

Le maître caché

Car c’est là le cœur du mystère : le Turc n’a jamais « pensé ». C’est un homme qui pensait pour lui.

Dans les décennies où l’automate sillonne l’Europe, plusieurs joueurs d’échecs se succèdent à l’intérieur de la machine. On cite notamment le maître autrichien Johann Baptist Allgaier comme l’opérateur probable lors de la partie contre Napoléon. D’autres noms apparaissent selon les périodes : des joueurs solides, parfois de véritables maîtres, toujours choisis pour leur discrétion autant que pour leur talent.

À l’intérieur, l’homme est assis sur un siège mobile. Devant lui, une sorte de planche percée de petits trous, reliée par un système de leviers au bras du mannequin. Quand il place une tige dans un trou, le bras se déplace à la case correspondante sur l’échiquier, saisit la pièce, la dépose ailleurs.
Un système d’aimants et de tiges permet au joueur caché de « voir » la position des pièces sur l’échiquier supérieur grâce à une réplique miniature. Loin d’être un simple tour de passe-passe, c’est une formidable solution d’ingénieur à un problème complexe : transmettre, en secret, l’information de la position à un opérateur invisible.

Quand le mythe se fissure

Pendant longtemps, les soupçons abondent, mais la preuve manque. Des livres entiers sont publiés pour expliquer comment fonctionne la machine, souvent à côté de la vérité. Edgar Allan Poe lui-même se penche sur l’affaire dans un texte fascinant, Le Joueur d’échecs de Maelzel, où il rassemble les indices pour démontrer qu’un être humain doit se cacher dans la boîte.

Ce n’est que dans les années 1850, après la destruction du Turc dans un incendie à Philadelphie, que le secret est révélé de manière détaillée par John Kearsley Mitchell puis par son fils Silas, derniers propriétaires de la machine. Les illusions sont alors levées, mais la légende, elle, ne disparaît pas. Car ce canular de génie n’a pas seulement trompé des spectateurs crédules : il a donné corps à une question qui nous poursuit encore.

Un avant-goût d’intelligence artificielle

Poe, philosophes et ingénieurs

Pour les contemporains, le Turc mécanique est plus qu’une curiosité : il est un défi lancé à la philosophie. Si une machine peut battre un homme aux échecs, qu’est-ce que l’intelligence ? Une suite de calculs ? Une habileté à prévoir les coups futurs ? Un simple mécanisme compliqué ?

Dans son texte, Poe s’attache précisément à montrer que la machine ne peut pas être autonome. Selon lui, un automate véritable serait limité par la rigidité de son programme ; or le Turc semble être capable d’adaptation. Il en conclut qu’un homme se cache quelque part. Intuition juste, mais qui ouvre aussi, en creux, une autre perspective : si l’on parvenait un jour à programmer une machine suffisamment complexe, pourrait-elle dépasser cette rigidité ?

Au XXᵉ siècle, des historiens des sciences verront dans le Turc une sorte d’ancêtre symbolique des ordinateurs joueurs d’échecs, de Deep Blue à nos logiciels modernes. Dans des ouvrages consacrés à l’histoire de l’intelligence artificielle, le Turc mécanique occupe souvent la première place : celle du rêve, du faux semblant, de l’annonce.

Le long fantôme du Turc dans notre imaginaire

L’histoire ne s’arrête pas avec l’incendie qui détruit l’automate en 1854. Le Turc mécanique continue de hanter la littérature, le cinéma, les séries télévisées. Des romans entiers lui sont consacrés ; des scénarios inventent des complots, des fuites, des sosies cachés dans la machine. Des reconstitutions sont construites dans des musées, parfois contrôlées cette fois par de véritables programmes informatiques, comme pour boucler la boucle : là où l’illusion cachait un homme, on place aujourd’hui un logiciel.

Et l’on revient toujours à cette scène étrange : un empereur en uniforme, concentré sur un échiquier ; en face de lui, un mannequin de bois au regard vide ; entre les deux, un flot silencieux de calculs, de coups possibles, de pièges tendus.
L’histoire retiendra que Napoléon a perdu.
Mais ce n’est pas seulement l’homme qui s’est incliné devant la machine. C’est une certaine confiance dans la supériorité évidente de l’esprit humain qui s’est trouvée, ne serait-ce qu’un instant, ébranlée.

Aujourd’hui encore, quand des programmes triomphent des champions d’échecs ou de go, on ressort le souvenir du Turc mécanique. Comme si, derrière les câbles, les processeurs et les lignes de code, on cherchait toujours le joueur caché. Un Allgaier contemporain, tapi dans l’ombre de la machine.

Sources

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