« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » la croisade contre les albigeois et le massacre de Béziers en 1209

Béziers 1209 : femmes suppliantes face aux croisés, porte de ville et église romane Sainte-Madeleine
Béziers, 22 juillet 1209 les habitants à genoux implorent grâce face aux chevaliers croisés, près de la porte de ville et de l’église romane Sainte-Madeleine.

1209, Béziers est en flammes : au cœur de la croisade, le mythe « Tuez-les tous » .

22 juillet 1209 : un grondement sur la plaine de l’Orb

À l’aube, la chaleur s’accroche déjà aux murs ocre de Béziers. Dans les faubourgs, des silhouettes se découpent, paniquées, sur la poussière des chemins : femmes serrant des enfants, artisans ramenant précipitamment des outils, confréries religieuses se hâtant vers la Madeleine. La rumeur est devenue certitude : « Ils arrivent. » Eux, ce sont les croisés venus du Nord, bannières claquant au vent, cottes de mailles scintillant sous un soleil impassible. Depuis des mois, le pape Innocent III a appelé à la croisade contre l’« hérésie albigeoise ». On promet indulgences, on prêche la purification d’un Midi jugé tiède envers la foi. On marche.

Les portes méridionales, Saint-Lazare et Saint-Privat, bruissent de conciliabules où s’entremêlent occitan et latin des clercs. Des messagers ont couru la veille depuis les bourgs du Biterrois, décrivant des colonnes venues de Provence et du Rhône. Au-dessus des vignes, on distingue déjà la poussière levée par les chariots de vivres et les bêtes de somme, cette logistique sans laquelle aucune armée médiévale ne survit. Les confréries, bannière en tête, tentent d’organiser des files vers les églises, lieux réputés d’asile, même si nul ne sait si les assaillants respecteront la trêve de Dieu. Dans les maisons, on cache des objets de valeur sous des dalles ou dans des jarres, gestes de routine en temps de siège. Les étrangers à la ville — marchands de passage, pèlerins — cherchent des protecteurs dans les lignages notables, car la solidarité médiévale se joue d’abord en cercles. Sur les remparts enfin, les veilleurs observent des pavillons inconnus et évaluent, à la couleur des croix cousues, quels princes du Nord ont répondu à l’appel.

Au milieu de la nasse, une figure inquiète fascine et effraie : l’abbé cistercien Arnaud Amaury (ou Amalric), légat pontifical. Sa réputation le précède, sa mission aussi : briser l’appui supposé des villes languedociennes au catharisme. Béziers devient le premier choc, une ville presque ordinaire vouée à entrer dans une mémoire extraordinaire — pour un massacre, et pour une phrase. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Le mot, lapidaire, glaçant, s’imprime aujourd’hui encore dans l’imaginaire. A-t-il vraiment été prononcé ? Par qui ? À quel moment ? Pour comprendre ce que cette sentence cristallise — violence, propagande, mémoire — il faut revenir à cette journée funeste, aux sources qui la racontent, et à celles qui se taisent. Arnaud Amaury n’est pas seul : il s’appuie sur un aréopage de prédicateurs cisterciens et sur des évêques qui espèrent une correction exemplaire du Midi. L’image de la phrase fatale circule déjà sous forme d’anecdote à forte charge morale, tant le goût des récits édifiants est vif dans les abbayes. Mais à ce stade, les textes contemporains se gardent de la citer : c’est après coup que l’exemplum se cristallisera. C’est justement cette distance entre la mémoire et l’instant qui rend l’enquête historique si nécessaire.

L’été de la peur : Béziers au bord du gouffre

Un Midi sous pression

La croisade qui déferle n’est pas une simple expédition punitive. Elle mêle intérêt religieux, opportunités politiques et ambitions seigneuriales. Le Languedoc, mosaïque de pouvoirs (vicomtes Trencavel, comtes toulousains, évêques influents, consuls urbains), est travaillé par des fidélités concurrentes. Que la région ait compté des dissidents « cathares » ne fait guère de doute ; que toute la population ait été « hérétique », c’est une caricature. On le sait grâce aux chroniques latines et occitanes, aux lettres, aux canons conciliaires : le Midi du début du XIIIᵉ siècle est d’abord un pays d’équilibres fragiles, pas un bloc hérétique uniformément dressé contre Rome.
Les sermons prêchés en langue vulgaire décrivent un pays « gangrené » par la tiédeur religieuse, ce qui justifie aux yeux de beaucoup l’exception pénitentielle. En réalité, les communautés locales sont traversées d’un pluralisme de pratiques : hospitalité aux « bons hommes », ferveur paroissiale, dévotions mariales, cohabitent sans se superposer. Les autorités urbaines — les consuls — négocient avec les seigneurs voisins et avec l’évêque, cherchant à préserver franchises et marchés. Les réseaux commerciaux reliant Narbonne, Carcassonne et la vallée de l’Aude expliquent l’aisance d’une partie des citadins, aisance qui attire aussi la convoitise. L’appel d’Innocent III transforme soudain cet espace en champ de pénitence armée : s’enrôler, c’est gagner des indulgences comparables à celles de Terre sainte. Dans les camps du Nord, certains viennent par piété, d’autres pour butin, d’autres encore pour régler de vieux comptes féodo-vassaliques. La rhétorique de l’éradication de l’hérésie rencontre donc des intérêts très concrets. Les chroniqueurs du temps, souvent liés à des institutions, traduisent ces tensions à travers les filtres de leur commanditaire. L’historien moderne doit, de ce fait, comparer systématiquement les récits pour distinguer propagande, emphase et noyau factuel.

La proximité du cataclysme

Béziers, ville commerçante et fière, entend d’abord résister. Les consuls s’arc-boutent, les remparts rassurent. La garnison n’est pas négligeable. À l’intérieur, des clivages existent — comme dans toute cité : entre notables, artisans, clercs séculiers et réguliers. Mais le camp est loin d’être homogène. Les croisés ne sont pas encore « aux portes » qu’ils sont déjà dans les têtes : pèlerins armés venus gagner la rémission de leurs fautes, grands seigneurs du Nord, contingents variés obéissant à une direction ecclésiastique plus qu’à un commandement unique. La tension est partout, la coordination nulle part.
Des renforts avaient été souhaités par les consuls, mais ils tardent : les fidélités féodales autour de la maison Trencavel sont éclatées. Des chevaliers locaux, prudents, ont adopté l’attentisme, attendant de voir si Béziers tiendra. Les murs, certes solides, n’ont pas été modernisés pour des machines de jet nombreuses, et la topographie des faubourgs offre des points faibles. Les processions de rogations ont été multipliées dans les jours précédents, implorant la protection de sainte Madeleine, patronne du quartier éponyme. Les prêtres rappellent que tout blasphème public expose à l’accusation d’hérésie, d’où des tensions internes sur la conduite à tenir avec les suspects. La chaîne de commandement urbaine, partagée, hésite entre l’ouverture d’une négociation et l’affirmation d’un honneur municipal. Ce flottement pèsera lourd au moment de l’assaut.

22 juillet 1209 : du tumulte à l’embrasement

Le jour où tout déraille

Les récits concordent sur un point : la prise de Béziers est étonnamment rapide. Ce qui devait être un siège devient un assaut presque improvisé. Des sorties malheureuses ? Une porte mal tenue ? Un débordement depuis un faubourg ? Les détails varient selon les témoins, mais une dynamique se dessine : les lignes de défense s’effondrent, la panique précipite la catastrophe. Les croisés, soudain dans la ville, se répandent dans les rues étroites. La Madeleine — église de quartier devenue lieu de refuge — se remplit. On cherche la cloche, on cherche aussi des interlocuteurs. Personne ne maîtrise plus rien.
On évoque une sortie impétueuse de jeunes miliciens qui auraient poursuivi trop loin une escarmouche et laissé une porte mal close. Une simple panique peut suffire à rompre la ligne : une échelle dressée, un vantail forcé, et la marée entre. L’absence de commandement unique côté croisé rend l’avance chaotique mais irrésistible, justement parce qu’aucun contre-ordre ne vient tempérer l’ardeur. En quelques heures, l’affaire du siège se mue en prise de ville.

Le massacre

Ce qui suit, toutes les plumes le décrivent avec la réserve ou l’emphase de leur époque : chaos, incendies, maisons livrées aux flammes, habitants fauchés dans leur fuite. Les chiffres — toujours suspects — flottent : des milliers de morts ? Les sources hésitent, exagèrent parfois, et la précision est ici l’ennemi de l’honnêteté. Ce que l’on sait, c’est le caractère massif de la tuerie, la confusion entre combattants, réfugiés, clercs, femmes, enfants. Un « sac » au sens médiéval du terme : la ville livrée, pillée, punie. Et au cœur de ce carnage, une parole qui hantera les siècles.
Les sanctuaires, réputés inviolables, ne le sont plus lorsqu’une ville est emportée par la force, et l’asile ecclésiastique n’offre plus que l’ombre d’une garantie. On retrouve dans plusieurs récits la mention d’églises bondées et de portes enfoncées, motifs récurrents des sacs médiévaux. Les incendies, déclenchés autant par la guerre que par le pillage, servent d’écran et de terreur : la fumée isole les groupes, rompt les chaînes de commandement, démultiplie les violences. La confusion des langues — d’oïl et d’oc — complique aussi les sommations et les redditions. Pour les soldats, la ville tout entière se voit assimilée à un camp ennemi qui a refusé d’obéir aux légats, et donc à une communauté « punissable ». Quelques tentatives d’épargner des clercs sont mentionnées, mais elles ne suffisent ni à infléchir le cours d’ensemble, ni à corriger l’image d’une tuerie indiscriminée. Les chiffres de victimes divergent fortement selon les auteurs, rappel salutaire de la fragilité statistique médiévale. Les cadavres dans les rues, la chaleur de juillet, l’eau rare : la logistique de l’après-carnage devient un problème, invisible dans les récits mais réel pour les survivants. Ce traumatisme inaugural marquera toute la suite de la campagne.

Prise de Béziers 1209 : foule en fuite, bannières croisées, église Sainte-Madeleine
Prise de Béziers — La foule tente d’échapper aux croisés ; les bannières avancent vers le quartier Sainte-Madeleine.

« Tuez-les tous » : genèse d’une phrase-choc

Un mot venu d’ailleurs

Le plus ancien récit mettant la phrase dans la bouche d’Arnaud Amaury ne vient pas du Languedoc mais d’un moine cistercien allemand, Césaire de Heisterbach, dans son recueil d’histoires exemplaires, le Dialogus miraculorum (rédigé entre 1219 et 1223). La formulation latine qu’il rapporte est d’ailleurs légèrement différente : Caedite eos. Novit enim Dominus qui sunt eius — « Tuez-les, car le Seigneur connaît les siens. » Cette tournure, d’évidence biblique (2 Timothée 2,19), oriente la scène vers une lecture morale : la justice divine fera le tri que l’homme ne sait ni ne peut faire. Césaire écrit à une dizaine d’années des faits, dans un contexte monastique où l’exemplum sert à édifier. Son propos n’est pas un verbatim de chronique militaire ; c’est une leçon de ferveur et d’obéissance — et, pour nous, un biais à mesurer.
La citation de Césaire réactive un verset paulinien bien connu des moines, preuve de la culture scripturaire qui irrigue leurs images mentales. Le Dialogus miraculorum juxtapose d’ailleurs croisade, miracles et récits d’âmes, ce qui place notre épisode sous la bannière de l’édification. La temporalité — une décennie après — suggère des souvenirs retravaillés par la prédication. Il s’agit moins d’un compte rendu judiciaire que d’une scène exemplaire.

Les silences qui pèsent lourd

Faut-il alors récuser la phrase ? La question divise depuis longtemps. Un détail intrigue : les grandes sources proches du terrain — le moine Pierre des Vaux-de-Cernay, Guillaume de Puylaurens, la Chanson de la croisade albigeoise, la Chronique de Simon de Montfort — ne la rapportent pas, alors même qu’elles suivraient volontiers une sentence si mémorable, qu’elles aient été favorables ou hostiles aux croisés. Ce « silence concordant » ne prouve pas l’invention, mais il interdit la certitude. Les historiens en ont fait une affaire à part entière, débattue depuis le XIXᵉ siècle et réévaluée au XXᵉ, notamment par Arno Borst, Michel Roquebert ou Jacques Berlioz. La prudence est de mise : plausible ou apocryphe, « Tuez-les tous » demeure, aux yeux de la critique, un mot d’auteur médiéval dont la performativité a dépassé la factualité.
Pierre des Vaux-de-Cernay, proche des croisés, livre un récit très circonstancié sans reprendre la sentence, ce qui rend son silence particulièrement significatif. La Chanson de la croisade albigeoise, poème épique en langue d’oc, se délecte pourtant des traits mémorables : elle aurait eu tout intérêt littéraire à conserver un tel « bon mot », si elle l’avait connu. Quant à Guillaume de Puylaurens, plus tardif, il reconstruit la chronologie sans s’attarder sur des paroles de chefs. Ce faisceau d’absences nourrit l’hypothèse d’une invention édifiante plutôt que d’une parole de commandement. Cela n’empêche pas la formule d’être « vraie » d’une autre manière : elle condense ce que les contemporains hostiles percevaient comme l’esprit de la croisade. Les débats historiographiques du XXᵉ siècle ont précisément cherché à démêler cette « vérité d’atmosphère » de la vérité factuelle. D’où la nécessité de citer explicitement les conditions de production de chaque source.

Ce que disent (vraiment) les textes

Une ville punie, un exemple frappant

Même en l’absence d’un « ordre » explicite, les sources concordent sur la logique punitive de la prise de Béziers. La ville a refusé de livrer des hérétiques, défiant les injonctions des légats. Dans l’imaginaire croisé, elle devient un exemple à frapper, une première victoire spectaculaire pour lancer la campagne. D’où l’ampleur du sac et l’absence d’efforts pour distinguer « bons » et « mauvais » chrétiens. Le geste, par sa brutalité, fait office de message.
Le refus de livrer des suspects d’hérésie, souvent membres de familles honorables, est interprété comme un défi à l’autorité pontificale. Dans la logique croisée, la faute collective appelle une pénitence collective, et la prise d’une ville réfractaire en fournit le théâtre. Les légats ont, dès avant Béziers, fait savoir que les communautés complices seraient traitées avec rigueur, ce qui prépare l’opinion des combattants. La brutalité n’est donc pas un accident isolé mais l’application extrême d’une pédagogie de la peur. Les récompenses matérielles — part de butin, terres confisquées — accompagnent ces démonstrations, liant foi et profit. Les actes de donation postérieurs attestent d’ailleurs les redistributions consécutives à la conquête. La disparition brutale de l’autonomie municipale illustre, enfin, le projet d’alignement politique du Midi. Le sac est ainsi à la fois un acte militaire, une pénitence et une réforme par la contrainte. Béziers inaugure ce triptyque avec une intensité qui frappera toutes les mémoires.

Un massacre, pas un « génocide » au sens moderne

Il est essentiel de ne pas plaquer des concepts anachroniques. Les croisés de 1209 n’ont pas la planification bureaucratique d’un État moderne. Les violences sont extrêmes, mais s’inscrivent dans un répertoire médiéval : prise d’une ville récalcitrante, pillage qui rémunère les troupes, terreur qui ouvre les portes des cités suivantes. Cela n’innocente rien, mais replace l’événement dans ses logiques d’époque — militaires, pénitentielles, politiques — plutôt que dans celles de notre vocabulaire contemporain. Le mot « génocide » suppose une intention d’extermination d’un groupe défini par sa naissance, portée par un appareil d’État : rien de tel n’existe en 1209. Les croisés visent une purification religieuse et politique par la terreur, aussi contestable qu’efficace. Le vocabulaire adéquat est celui du « sac » et de la « punition exemplaire » des villes, bien attesté pour d’autres conflits médiévaux. L’exactitude des termes protège l’analyse des anachronismes.

Le rôle de l’« exemplum » : quand la littérature modèle la mémoire

Césaire de Heisterbach, moraliste avant d’être reporter

Le Dialogus miraculorum n’est pas une chronique nue : c’est une collection d’histoires édifiantes conçues pour instruire et émouvoir, où les miracles côtoient les récits de croisade. La parole prêtée à Amaury y fonctionne comme un exemplum : l’exhortation à agir sans faiblesse pour le salut des âmes, avec la promesse que Dieu fera justice. En ce sens, la phrase reflète davantage une posture spirituelle cistercienne qu’une sténographie de camp. Comprendre cela, c’est mesurer le chemin qui mène d’une édification monastique à une « citation historique ».
Le Dialogus met en scène un maître et un novice, dispositif pédagogique qui oriente la réception des récits. La parole attribuée à Amaury fonctionne comme un trait saillant destiné à frapper l’esprit de l’auditeur. Dans la tradition cistercienne, la citation biblique sert de sceau d’autorité : elle transforme un fait en signe providentiel. Les moines ne cherchent pas la neutralité ; ils visent la correction des mœurs et la consolidation de l’obéissance. À ce titre, l’exemplum est un laboratoire d’images efficaces plus qu’une archive brute. Lire Césaire avec méthode, c’est donc distinguer l’intention pédagogique de la donnée historique. Cette distinction ne disqualifie pas le texte, elle le rend intelligible.

Quand le silence fabrique la rumeur

Pourquoi les sources méridionales ne reprennent-elles pas la sentence ? Plusieurs hypothèses coexistent : 1) elle n’a pas été prononcée ; 2) elle a circulé oralement sans trouver place dans les récits locaux ; 3) elle a été jugée superflue : la réalité du carnage parlait d’elle-même. Quoi qu’il en soit, au fil des siècles, la formule a conquis les manuels, les musées, les plaques et les polémiques — preuve qu’une phrase, vraie ou non, peut devenir « plus vraie que vrai » quand elle condense une expérience collective : l’irruption d’une violence sacrée. Des études régionales comme nationales ont retracé cette trajectoire mémorielle. 

La circulation orale, du cloître aux campements, peut expliquer l’apparition tardive de certains motifs. Une phrase concise, scripturaire, se mémorise, se répète, se cale sur le rythme des homélies. L’imprimerie, bien plus tard, fixera ces mots dans des compilations qui donneront l’illusion d’une attestation massive. Au XIXᵉ siècle, l’école romantique et républicaine se passionne pour les « crimes de l’intolérance », propice à faire de la sentence un symbole commode. Les érudits locaux entament alors des collectes de traditions, parfois sans critique suffisante des sources. Au XXᵉ, la mémoire du fanatisme religieux, ravivée par d’autres tragédies, renforce l’audience morale de la formule. Les manuels scolaires aiment ces saillies qui tiennent en une ligne. Les musées d’histoire régionale hésitent : faut-il citer la phrase en précisant son statut douteux, ou l’écarter au risque de frustrer l’attente du public ? Cette tension entre pédagogie et exactitude demeure d’actualité.

Arnaud Amaury : figure, fonctions, responsabilités

Un légat dans la tempête

Arnaud Amaury fut abbé de Cîteaux et porte-parole de la politique pontificale. Son rôle dans les premières opérations de la croisade est attesté. Qu’il ait formulé, de sa propre bouche, un ordre d’extermination indistincte reste indémontrable ; qu’il ait assumé la logique punitive, oui. Dans ses lettres comme dans les témoignages indirects, le camp légatin défend l’idée d’une épuration religieuse légitime. La responsabilité morale du camp croisé à Béziers ne dépend pas, en dernier ressort, d’une phrase mais d’une décision : faire de Béziers un avertissement.
Formé aux rigueurs de l’ordre de Cîteaux, Amaury défend une vision disciplinaire de l’Église, où l’unité doctrinale prime. Ses lettres témoignent d’un zèle qui n’exclut pas la politique, puisqu’il compose avec des princes, des évêques et des milices. Sa position l’expose : il incarne la croisade aux yeux des adversaires comme des partisans. Que son nom soit lié à une phrase foudroyante n’a donc rien d’étonnant, même si la preuve fait défaut.

Les chaînes de commandement brouillées

La journée du 22 juillet illustre également l’anarchie des assauts médiévaux. Une troupe s’emballe, un groupe force une porte, le feu gagne. L’image d’un « ordre net » exécuté à la lettre simplifie à l’excès des dynamiques collectives — sans effacer la responsabilité des chefs, tenus d’arrêter la tuerie… qu’ils n’arrêtent pas. La croisade albigeoise n’a pas la centralisation d’une armée royale : elle agrège des contingents seigneuriaux jaloux de leurs prérogatives. En pareille configuration, un incident local peut emporter toute la ligne sans décision concertée. Les légats peuvent bénir, exhorter, mais ils dirigent mal un flot composite une fois lancé. Les chroniqueurs, rétrospectivement, attribuent pourtant des intentions claires à des mouvements centrifuges. C’est un biais classique de la narration : donner un sens à ce qui fut, sur le moment, improvisation. La responsabilité morale n’en disparaît pas pour autant, car la licence de piller et de tuer n’est pas retirée. L’autorité se mesure autant à ce qu’elle autorise qu’à ce qu’elle empêche.

Béziers après Béziers : effets de terreur et poursuite de la croisade

La politique par l’exemple

Béziers emporte Carcassonne dans sa trajectoire. La fuite du vicomte Trencavel, la reddition de cités voisines, l’ascension de Simon de Montfort : autant d’effets de terreur et d’opportunité. La croisade gagne en vigueur ce que la diplomatie a perdu. Les villes calculent le coût de la résistance. Le Midi entre dans presque vingt ans de guerre, de sièges, de confiscations. Béziers, dans cette séquence, est la preuve par la peur.

La chute rapide de Carcassonne, quelques semaines plus tard, s’explique pour partie par l’onde de choc psychologique de Béziers. La capture du vicomte Trencavel et la redistribution de ses terres ouvrent la voie à l’ascension de Simon de Montfort. Les serments de fidélité sont redéfinis au profit des nouveaux maîtres, qui installent des garnisons et réorganisent les impôts. Les paréages et chartes de coutumes sont réécrits pour affirmer l’autorité des nordistes. Sur le plan symbolique, les processions pénitentielles accompagnent la reconquête, inscrivant la victoire dans un calendrier sacré. Des enclaves de résistance subsistent toutefois, alimentant une guerre de sièges qui usera les forces jusqu’aux années 1220. La diplomatie pontificale, elle, négocie en parallèle avec les princes capétiens et toulousains. Les populations, prises entre deux feux, adaptent leur quotidien : marchés déplacés, pâturages réaffectés, routes surveillées. L’ordre nouveau se consolide par une alternance de terreur et d’intégrations juridiques.

La phrase comme étendard inversé

Paradoxalement, « Tuez-les tous » devient plus tard un étendard contre l’intolérance religieuse. Le XIXᵉ siècle, avide de récits nationaux et de scandales moraux, la popularise ; le XXᵉ, pétri de traumatismes, y voit la quintessence d’un fanatisme. Dans les musées, sur les réseaux et jusque dans les discours politiques, on convoque la sentence pour fustiger l’obscurantisme médiéval — au risque d’écraser les nuances et les sources sous la force d’un bon mot.
Dans les controverses modernes, elle est devenue un raccourci pour dénoncer la violence commise au nom de Dieu. Les historiens rappellent toutefois qu’une formule ne saurait résumer une campagne aussi complexe. L’usage public de cette citation demande donc une contextualisation serrée : auteur, date, fonction du texte. À défaut, la mémoire se nourrit de slogans plus que d’histoire.

Sources 

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