La première grève documentée de l’histoire : Deir el-Médineh sous Ramsès III

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A Deir el-Médineh les grévistes décident de cesser le travail.

Deir el-Médineh, Ramsès III et la première grève documentée : récit immersif, sources primaires et contexte méditerranéen à la fin de l’âge du Bronze.

Un monde qui vacille : récit et contexte

Au crépuscule du Nouvel Empire, alors que l’Égypte maintient encore l’illusion de sa toute-puissance, un murmure monte des pentes pierreuses de la nécropole thébaine. À Deir el-Médineh, village clos des artisans du roi, les outils se taisent, les torches s’éteignent ; des hommes quittent la tombe qu’ils creusent et marchent vers le temple. Le geste est simple, presque silencieux, mais il bouscule un monde : c’est la première grève documentée de l’histoire. Ce qui se joue là dépasse une querelle de rations — c’est l’équilibre d’un système politico-religieux qui vacille. Et, si l’on élargit le cadre, cette grève survient dans les années qui précèdent une secousse majeure affectant tout le monde égéen et levantin. C’est ce vaste contexte que plusieurs chercheurs, dont Eric H. Cline, placent au cœur d’une lecture “systémique” de la fin de l’âge du Bronze (1177 avant J.-C. : Le jour où la civilisation s’est effondrée). Notre récit demeure immersif, mais chaque scène s’appuie sur ce que les sources autorisent — et s’arrête là où elles se taisent.

Ramsès III (vers 1186–1155 av. J.-C.) incarne un dernier sursaut militaire et diplomatique — victoire contre les Peuples de la Mer, campagnes libyennes, maintien d’alliances —, mais ces succès ont un coût budgétaire et logistique colossal. L’économie de l’Égypte repose alors sur la collecte centralisée et la redistribution, puissamment relayées par les grands complexes templaires. Or, au tournant du XIIᵉ siècle av. J.-C., plusieurs tensions convergent : irrégularités des crues du Nil, troubles d’approvisionnement, raréfaction des échanges à longue distance, pressions militaires répétées. Les “États dans l’État” que sont les temples, bien qu’opulents, ne suffisent plus toujours à amortir les à-coups. Sur la scène méditerranéenne, des signaux d’alarme clignotent : à l’est, des cités du Levant subissent destructions ou abandons ; plus au nord, l’empire hittite s’effondre ; à l’ouest, les réseaux mycéniens se délitent. Ce que la recherche contemporaine décrit — et qu’Eric H. Cline expose de façon synthétique — ressemble à une crise en cascade, où facteurs climatiques, coupures commerciales, conflits, migrations et fragilités internes s’additionnent jusqu’au point de bascule. Dans ce cadre, la situation de Deir el-Médineh n’est pas une curiosité isolée : c’est une alerte locale dans une conjoncture régionale dégradée. Nuance essentielle toutefois : les artisans n’“interprètent” pas leur sort à l’échelle du monde égéen ; c’est notre lecture moderne qui relie ces points, par comparaison et synchronisme des dates.

Deir el-Médineh : le village, les métiers, Maât

Adossé aux collines calcaires de Thèbes-ouest, Deir el-Médineh (l’“Endroit de Vérité”, Set-Maât) est un hameau exceptionnel par sa mission et ses archives. On y loge les équipes qui creusent, décorent et achèvent les tombes royales des vallées — des ouvriers spécialisés, encadrés, nourris, protégés. Village à part, village sous clef : on y entre et l’on en sort sous contrôle, car c’est là que s’élabore la demeure éternelle du pharaon. Les maisons en brique, serrées le long d’une rue dorsale, abritent familles, autels domestiques, petits dépôts d’outils ; au-dessus, les nécropoles privées marquent de leur géométrie serrée la vie de la communauté.

Ces artisans ne sont pas des manœuvres anonymes : tailleurs de pierre, sculpteurs, dessinateurs de contours, peintres, plâtriers, charpentiers, chacun doté d’une compétence précise et d’une fierté de métier. Leurs gestes sont réglés par une organisation stricte, structurée en décades (des cycles de dix jours) qui alternent travail et repos selon des usages bien attestés en Égypte pharaonique ; sans figer un ratio exact pour Deir el-Médineh, on sait que les journées de chantier s’alignent sur ces “semaines” de dix jours, rythmant absences, corvées et distributions. Les scribes, véritables pivots de la machine, consignent tout sur ostraca et papyrus : présence des équipes, réclamations, missions, emprunts de vêtements, querelles de voisinage, listes de rations. Car la rémunération est en nature : grains (pour la farine et la bière), huile, lin, parfois poisson séché ou autres denrées. Ce système de redistribution — colonne vertébrale de l’économie pharaonique — suppose des greniers pleins, des convois réguliers, une intendance vigilante. Tant que l’État central et les grands temples assurent le flux, la “Vérité-Établie” (Maât) se maintient jusque dans la marmite. Mais à la fin du règne de Ramsès III, les rouages grincent et le grain manque. C’est une faille administrative qui, dans un monde où le religieux, l’économique et le politique se confondent, devient aussitôt fissure cosmique.

Dans le cosmos égyptien, le pharaon assure le maintien de Maât, cet équilibre concret et moral qui relie dieux, hommes et nature. Or les artisans de Deir el-Médineh sont, à leur échelle, des agents de cette stabilité : leurs pinceaux tracent des formules de passage, leurs ciseaux ouvrent des couloirs pour l’âme royale, leurs pigments fixent des rites de régénération. Suspendre le travail, c’est retarder — symboliquement et matériellement — la mise en ordre de l’au-delà du souverain, donc, par ricochet, l’efficacité même de son action dans le monde. Il n’est pas anodin que la plainte se porte au temple funéraire : choisir cet espace, c’est situer la demande au point nodal où politique et sacré se rejoignent. Le message implicite est limpide : pour que Maât coule de la couronne vers le village, il faut que la justice — ici, la distribution due — soit rendue. Les textes ne dramatisent pas cette équation ; ils la laissent affleurer. À charge pour l’historien de la restituer sans emphase inutile, mais sans la minimiser non plus.

À travers les listes de présence, les excuses déposées (“malade”, “piqûre de scorpion”, “offrande à Amon”), on devine des hommes d’un haut niveau de compétence. Ils connaissent les barèmes, savent compter les mesures d’orge, parlent d’égal à égal aux intendants quand il s’agit de vérifier une livraison. Le collectif — l’“équipe” — est leur force : on part ensemble, on revient ensemble, on négocie ensemble. Leur grève ne vise pas à renverser l’autorité ; elle exige qu’elle fonctionne conformément à sa propre norme. C’est une éthique de métier et de droits, au sein même d’un État théocratique. Ce qui fascine, c’est la qualité institutionnelle du conflit : la procédure est respectée, la réclamation est écrite, l’interlocuteur est identifié, le lieu choisi avec soin. Beaucoup de sociétés anciennes ont connu des émeutes de subsistance ; ici, on rencontre la forme que nous reconnaissons comme “grève” parce que le lien contractuel — produire contre rations — est explicitement invoqué. La première du genre que l’on puisse documenter ainsi.

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Le village des artisans de Deir el-Médineh, vu depuis la rue dorsale. Un modèle d’économie administrée à l’époque ramesside.

La grève de l’an 29 et la gestion de crise

Les textes administratifs sont sobres, parfois laconiques, mais suffisamment précis pour reconstituer la séquence. Au 29ᵉ année du règne, les rations attendues n’arrivent pas ou arrivent tard ; les comptes d’orge ne s’équilibrent plus ; les ouvriers cessent le travail et sortent des tombes. Ils marchent en groupe vers des lieux hautement symboliques — notamment le temple funéraire de Ramsès III à Médinet Habou —, parce qu’y porter la plainte, c’est en appeler à la fois à l’administration et au sacré. Ils font halte, se réunissent, exigent audience. Les responsables locaux sont nommés par leur fonction dans les textes (chefs d’équipe, scribes, intendants), et la chaîne hiérarchique conduit jusqu’au vizir, sommet civil de l’appareil étatique. Le “Papyrus de la Grève” (nom moderne, connu aussi par son numéro d’inventaire) rapporte les réclamations en langage administratif. Les ouvriers déclarent — selon la traduction — être venus “poussés par la faim et la soif”, se plaignent du manque d’huile et de vêtements, demandent ce qui leur est dû. Il s’agit moins d’un “slogan” que d’une formule de plainte, cadrée par les usages de l’écrit bureaucratique. La grève se caractérise par la non-violence et par la permanence : refus de réintégrer le chantier sans garantie, occupation ponctuelle des abords, insistance procédurale. Le vocabulaire de Maât, la juste mesure, affleure en filigrane : au cœur de la revendication économique, une exigence d’ordre et de droit. Il faut mesurer la portée d’un tel acte. Dans une monarchie sacrée, interrompre la construction d’une tombe royale revient à gripper la mécanique politico-religieuse. Mais ces ouvriers ne prêchent pas la sédition : ils demandent que le système fonctionne conformément à sa propre norme. C’est précisément ce qui rend l’événement si saisissant et si lisible : le conflit social s’énonce dans la langue de l’État qu’il interpelle.

La réaction, telle que documentée, n’est pas la répression mais la gestion d’urgence. Des distributions sont promises, puis effectuées ; on mobilise des réserves, parfois en s’appuyant sur des stocks templaires ; des officiels se déplacent, prennent note, temporisent. À plusieurs reprises, les textes laissent percevoir une intendance sur le fil : les quantités livrées ne correspondent pas toujours aux barèmes attendus, des délais s’ajoutent aux délais, et chaque “rattrapage” n’apaise que partiellement l’exaspération. Ce qui transparaît, c’est l’importance stratégique des équipes de Deir el-Médineh : on ne peut durablement les malmener sans fragiliser un pan entier de la représentation du pouvoir. La tombe n’est pas qu’un chantier ; elle est un programme ontologique. D’où l’effort des autorités pour éteindre l’incendie sans attiser la braise. Les sources évoquent d’autres épisodes de tension dans les années qui suivent : rien d’une guerre ouverte, mais la preuve répétée que la machine administrative peine à retrouver son régime de croisière. Ici encore, l’historien doit se garder d’extrapoler : nous ne “voyons” que ce que les archives ont bien voulu noter, dans un dossier surtout axé sur les rations et les audiences.

Lecture d’ensemble, prudence des sources et héritage

Revenir à la grande image n’est pas projeter sur les artisans des préoccupations qu’ils n’avaient pas ; c’est mesurer l’écho de leur geste dans une séquence qui dépasse l’Égypte. Au XIIᵉ siècle av. J.-C., la Méditerranée orientale traverse une période de recompositions brutales : villes détruites ou abandonnées, écritures qui se raréfient, routes commerciales disloquées, pouvoirs centraux contestés. L’Égypte se maintient mieux que d’autres royaumes mais sort éprouvée : sur la longue durée, l’ascendant des grands prêtres d’Amon à Thèbes, la contraction des réseaux extérieurs et l’usure fiscale minent la cohésion du système. Dans cette perspective, la grève de Deir el-Médineh n’est ni cause ni conséquence mécanique de l’“effondrement” ; elle en est un symptôme lisible, une fenêtre de papier (un papyrus !) sur la vie des administrés lorsque l’intendance ne suit plus. Le lien avec la trame étudiée par Eric H. Cline doit être posé comme une mise en contexte historiographique : c’est parce que nous pouvons synchroniser des crises multiples autour du “horizon 1200–1150” que l’épisode thébain prend une résonance qui dépasse le couloir d’une tombe. L’art de l’historien consiste ensuite à tenir ensemble l’épaisseur du local et la cohérence du global, sans dissoudre l’un dans l’autre.

L’atout majeur du dossier Deir el-Médineh, c’est l’abondance documentaire : ostraca et papyri permettent de suivre au plus près une société de travail, ses absences, ses maladies, ses conflits, ses prêts de vêtements, ses dévotions. Le “Papyrus de la Grève” — qu’on nomme ainsi par commodité moderne — cadre la séquence, nomme des fonctions, fixe des délais, enregistre des livraisons. Il faut toutefois manier ces textes avec méthode : ils ne sont ni un récit littéraire, ni un reportage ; ce sont des pièces de bureau, écrites par des scribes, avec leur vocabulaire, leurs silences, leurs priorités. D’où quelques règles de prudence : éviter de donner des citations dialoguées au style direct si le texte original n’en présente pas ; préférer “selon le papyrus, les ouvriers déclarent…”. Ne pas figer des détails quand la documentation ne permet que des ordres de grandeur (par exemple, mentionner la décade égyptienne sans assigner un schéma chiffré précis spécifiquement pour le village si la source n’est pas explicite). Distinguer faits (grève documentée, rations en retard, recours aux autorités, distributions) et interprétations (lecture en symptôme d’une crise systémique, portée cosmique de l’arrêt des travaux), en signalant ces dernières comme telles.

Il aura fallu des siècles pour que ces papiers, ramassés, vendus, répertoriés, fassent retour vers l’histoire sociale du travail. Quand les égyptologues du XIXᵉ et du XXᵉ siècles reconstituent les dossiers de Deir el-Médineh, ils découvrent un laboratoire d’anthropologie historique : alphabétisation plus élevée qu’ailleurs, vie religieuse foisonnante, administration tatillonne… et, au milieu, une grève qui parle. Elle n’est pas “moderne” au sens où nous l’entendons, mais elle dit déjà l’essentiel : des travailleurs déterminent la limite de l’acceptable et la notifient. Avec des mots sobres, un lieu sacré et une obstination pacifique. Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’intérêt n’est pas de projeter nos slogans dans les couloirs de calcaire, mais de comprendre comment un monde tient — et comment il se déforme lorsque l’intendance défaille. C’est dans ce détail que se dessine la grande histoire : un convoi de grain en retard, un scribe pressé, un groupe qui s’assied, un temple qui ouvre sa porte. L’Égypte ne s’effondre pas ce jour-là ; elle apprend, à sa manière, ce qu’un État doit à ceux qui bâtissent sa gloire.

Les sources

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