Le masculin l’emporte : histoire d’une règle de la grammaire française, de Vaugelas à l’écriture inclusive
De Vaugelas à nos jours : histoire et enjeux de la maxime « le masculin l’emporte », entre usages, école, lisibilité et débats, textes et sources à l’appui.
Table des matières
- Prologue — La craie et le plateau télé
- Aux sources : un français encore mouvant (XIVe–XVIe siècles)
- XVIIe siècle : naissance d’une norme « noble »
- XVIIIe–XIXe : de la doctrine à la salle de classe
- XXe siècle : inerties et fissures
- XXIe siècle : réformes, idéologies, et perception d’un niveau en chute
- Le combat idéologique : quand la grammaire devient un drapeau
- Comparaisons utiles (espagnol, italien, allemand, anglais)
- Conclusion — Prudence et continuité
- Sources
Prologue — La craie et le plateau télé
La craie crisse, les pupitres grincent, et la phrase tombe comme un couperet au tableau : « Le masculin l’emporte ». Dans une salle de classe d’hier — 1955 ? 1978 ? 1994 ? — l’instituteur l’énonce d’un ton sans appel, chacun recopie avec application. Une main d’élève se lève : « Pourquoi ? » Personne ne répond vraiment ; la règle a l’autorité de l’évidence, l’autorité de l’école. Des décennies plus tard, sur un plateau télé, l’angle est le même et le décor inverse : la sentence est contestée, l’écran affiche des mots-bannières — « lisibilité », « égalité », « tradition », « militantisme ». La poussière blanche retombe en nuage sur les cahiers bleus, et la formule — « le masculin l’emporte » — reste suspendue comme une sentence. Dans le poste des années 2020, des cartons s’affichent « lisibilité », « égalité », « tradition », chaque mot brandi comme un étendard. Entre ces deux scènes, il y a quatre siècles d’encre, d’enquêtes, de manuels et d’ordonnances qui ont lentement aimanté la langue vers une norme. Ce récit n’est ni un procès ni une apologie : c’est une remontée aux sources, au plus près des textes qui ont fait autorité. On verra comment des choix techniques — d’accords, de priorités — ont été aussi des choix idéologiques, parce que l’histoire des règles n’est jamais neutre. On mesurera aussi l’effet des réformes récentes sur l’école, là où s’imprime la mémoire grammaticale d’un pays. Et, au terme du chemin, on se demandera ce qui doit bouger, ce qui doit rester, et au nom de quoi.
Aux sources : un français encore mouvant (XIVe–XVIe siècles)
Latin, genres et héritages
Avant de devenir « la » règle, la langue a tâtonné. Le français hérite du latin un système de genres, mais il perd au passage les déclinaisons qui portaient une part de l’accord. Dans les chartes, les sermons ou les chroniques, la distribution des genres hésite, fluctuant au gré des scripteurs et des lieux. Les scribes médiévaux n’écrivent pas une norme figée : ils jonglent avec des habitudes locales et des traditions de chancellerie. Les catégories héritées — masculin, féminin, parfois un neutre résiduel dans certaines tournures — se reconfigurent avec la syntaxe française naissante. C’est une période d’invention où coexistent des solutions concurrentes, parce qu’aucune instance centrale ne tranche encore pour tous. Les lecteurs d’aujourd’hui projettent parfois un ordre qui n’existait pas : il faut accepter l’idée d’un avant de la norme. Ce terreau mouvant explique pourquoi les débats ultérieurs, au XVIIe siècle, trouveront prise : il y a place pour codifier.
Variabilité des accords
La variabilité est la règle : selon les textes, les énumérations mixtes s’accordent tantôt au plus proche, tantôt au masculin « générique ». Dans des textes attestés, des séries mixtes peuvent s’accorder tantôt au plus proche, tantôt au masculin « générique ». L’« accord de proximité » — accorder avec le nom le plus proche — n’est pas une modernité : c’est une pratique ancienne, quoique inégale. Elle s’observe surtout dans des énoncés coordonnés où le scripteur cherche la fluidité plus que le principe. L’absence de grammaires prescriptives largement diffusées laisse aux copistes une marge d’arbitrage. Cette plasticité n’est pas chaos : c’est un ordre souple, où la lisibilité prime souvent sur l’idéologie. Les humanistes fixeront peu à peu des préférences, mais la diversité demeure longtemps dans l’usage courant. On entre ainsi dans le XVIe siècle avec des chemins multiples encore ouverts.
XVIIe siècle : naissance d’une norme « noble »
Vaugelas et les Remarques (1647)
Au milieu du Grand Siècle, un nom concentre les débats : Claude Favre de Vaugelas. Dans ses Remarques sur la langue française (1647), il forge une doctrine : l’usage des « honnêtes gens » — c’est-à-dire l’élite parisienne — vaut juge suprême. Vaugelas n’écrit pas une « loi » tombée du ciel : il prétend consigner l’usage des « honnêtes gens », c’est-à-dire une élite sociale parisienne. Dans ses Remarques, la « noblesse » du masculin sert autant d’argument de convenance que de principe logique. Le vocabulaire de la « noblesse » répond à l’esthétique classique : hiérarchies, ordre, clarté, et primauté du général sur le particulier. L’accord au masculin, dans les groupes mixtes, est défendu comme solution de simplification — unification de la marque — plutôt que comme code de guerre. Vaugelas recueille, trie, tranche : sa méthode est descriptive et normative, ce qui explique sa postérité scolaire. Sa portée tient aussi à la diffusion : ses Remarques sont lues, annotées, rééditées, commentées par les pédagogues. Dans sa logique, la « correction » n’est pas qu’une affaire de grammaire : c’est un marqueur social de distinction. Cette articulation entre langue et élite permet à la maxime d’essaimer bien au-delà du cercle littéraire. De là vient la force d’inertie qui traversera les siècles.
Bouhours, puis Beauzée
Après Vaugelas, l’abbé Bouhours condense l’axiome en formule : lorsque les deux genres se rencontrent, « le plus noble l’emporte ». Au siècle suivant, Beauzée théorise encore la supériorité grammaticale du masculin, en l’adossant à une vision « naturelle » de la hiérarchie des sexes. L’abbé Bouhours radicalise l’argumentaire : lorsque les genres se rencontrent, « le plus noble » l’emporte — l’axiome devient formule. Au XVIIIe siècle, Beauzée théorise encore la supériorité grammaticale du masculin, en l’adossant à une vision « naturelle » de la hiérarchie des sexes. Ce glissement du linguistique vers l’anthropologique donne aux règles une patine de nécessité quasi ontologique. Les manuels reprennent ces sentences parce qu’elles condensent un raisonnement en une ligne mémorable. En retour, la pratique scolaire transforme la maxime en réflexe : l’argument n’est plus discuté, il est récité. L’idéologie n’est pas un accident collé à la langue : elle est intégrée dans la manière même de dire la règle. C’est cette sédimentation, plus encore que la phrase en elle-même, qui explique la longévité de la formule.
Académie française
L’Académie française, fondée en 1635, n’édicte pas tout ; mais elle stabilise. Richelieu fonde l’institution pour fixer la langue, la rendre claire et commune aux élites administratives et culturelles. L’Académie produit des dictionnaires, donne des avis, et instaure un prestige symbolique qui oriente les usages. Elle n’invente pas toutes les règles, mais elle confère de l’autorité à celles qui s’imposent dans la pratique lettrée. Son rôle de stabilisation est décisif : il transforme des préférences en références.
XVIIIe–XIXe : de la doctrine à la salle de classe
Manuels, catéchismes de grammaire, « bon usage »
De la chaire aux pupitres, la maxime devient routine. À l’époque moderne, les « catéchismes » de grammaire compilent des aphorismes aisément mémorisables. Les maîtres privilégient les règles qui se dictent vite et s’exercent aisément, car l’école massifie l’enseignement. L’accord au masculin devient un standard pédagogique qui simplifie la correction et uniformise l’évaluation. Le Bon Usage (beaucoup plus tard) entérinera à la fois la norme et les marges, en documentant des variantes. De manuel en manuel, la maxime acquiert une apparence d’évidence, alors qu’elle est un choix parmi d’autres. La densité d’exercices d’accords installe dans les corps une habitude quasi motrice. La règle entre dans la mémoire collective non par débat, mais par répétition.
École et nation (IIIe République)
À la IIIe République, la grammaire est plus qu’un savoir : c’est un ciment. La IIIe République sacre la grammaire comme discipline républicaine : elle unifie la langue du citoyen. Les lois Ferry généralisent la scolarisation et font de l’orthographe une épreuve identitaire. La maxime « le masculin l’emporte » devient l’emblème d’une école qui prêche l’ordre, la clarté et la simplicité. Les instituteurs, formés dans les Écoles normales, apprennent à transmettre des règles brèves et « sûres ». La langue scolaire devient ainsi la langue de l’administration, puis de l’imprimerie de masse. Le lien entre grammaire et nation se renforce : écrire « juste », c’est appartenir à la communauté nationale. Toute contestation de la règle est dès lors perçue comme une contestation du socle commun.
XXe siècle : inerties et fissures
Féminisation des titres / rectifications (1990)
Au XXe siècle, la masse tient, mais des fissures apparaissent. La féminisation des noms de métiers et de fonctions chemine par à-coups, souvent par l’usage avant la doctrine. Des formes anciennes — autrice, doctoresse — ressurgissent, discutées pour leur euphonie et leur légitimité. Les « rectifications » de 1990 visent surtout l’orthographe, non l’architecture des accords. Elles montrent toutefois qu’une norme peut évoluer sans effondrer l’édifice. Les administrations et les médias adoptent la féminisation à des rythmes différents, révélant les tensions entre écritures. Les résistances ne sont pas uniquement idéologiques : elles relèvent aussi des habitudes professionnelles et des gabarits typographiques. Cette phase apprend une leçon : la langue change mieux par stabilisation d’usages clairs que par injonction brutale.
Linguistes vs. doxa scolaire
Les linguistes, de leur côté, documentent l’histoire réelle des usages et les stratégies d’écriture épicène ; l’école reste prudente. Des linguistes rappellent la légitimité historique de la proximité et des stratégies épicènes. Mais l’école, lieu de transmission de masse, préfère des règles univoques et aisées à évaluer. Le fossé se creuse entre le discours savant — nuancé — et la pratique pédagogique — standardisée. La querelle s’enkyste : science de la langue d’un côté, grammaire scolaire de l’autre.
XXIe siècle : réformes, idéologies, et perception d’un niveau en chute
Féminisation vs. écriture inclusive
Le début du XXIe siècle met le feu sous la marmite : la féminisation lexicale progresse, tandis que l’« écriture inclusive » — procédés typographiques et accordanciels — déclenche une flambée de polémiques. Il faut distinguer deux plans : le lexique (noms de métiers, titres) et la morphosyntaxe (accords, ponctuation). La féminisation relève de la nominatio : comment nommer correctement des réalités sociales nouvelles ou rendues visibles. L’« écriture inclusive » propose, elle, des procédés typographiques et accordanciels qui bouleversent les automatismes scolaires. Le point médian, les doublets systématiques ou l’accord de proximité généralisé posent des questions de lisibilité et de charge cognitive. Les administrations arbitrent souvent en faveur de solutions lisibles (doublets raisonnés), au nom du service public. Une partie du monde éditorial tente des compromis, mais la cohérence sur de longs textes reste une difficulté pratique. Les opposants dénoncent un activisme plus qu’une réforme technique ; les partisans répliquent au nom de la visibilité symbolique. Dans cet entre-deux, la norme scolaire cherche la stabilité, tandis que la société médiatique privilégie la visibilité. C’est là que s’installent les malentendus les plus tenaces.
L’argument de la lisibilité
La querelle n’est pas seulement idéologique : elle est pédagogique. L’école doit transmettre des automatismes fiables à des millions d’élèves, dont beaucoup sont en difficulté de lecture. Toute marque nouvelle a un coût cognitif : segmentation du mot, rupture du flux, incertitude d’accord. Les évaluations montrent que la compréhension souffre quand la surface graphique se complexifie de manière non systématique. Les concours et examens exigent une orthographe stable pour objectiver la notation. Les administrations rappellent leurs obligations d’accessibilité (handicap, neurodiversité, niveaux de littératie). L’argument n’est pas décoratif : il conditionne l’égalité d’accès aux textes officiels. En ce sens, défendre la lisibilité est aussi une position sociale, pas seulement conservatrice.
« Le niveau baisse-t-il vraiment ? »
La question obsède, et elle mérite mieux qu’un soupir nostalgique. Les souvenirs ne suffisent pas : il faut regarder les séries d’évaluations, les dictées longues, les copies anonymisées. Une tendance générale se dessine depuis plusieurs décennies : montée des erreurs d’accord, de conjugaison et de segmentation. Les causes sont plurielles : temps de lecture en baisse, écrans, pédagogies changeantes, hétérogénéité des classes, programmes surchargés. L’idée que des réformes typographiques puissent aggraver la lisibilité n’est pas farfelue : elle doit être testée, pas proclamée. Le brouillage des repères de base rend la remédiation particulièrement coûteuse pour les élèves fragiles. Inversement, certaines pratiques — féminisation lexicale stabilisée, formulations épicènes — n’ont pas d’impact négatif mesurable. Le cœur du problème reste l’automatisation des accords « standards » : sujet-verbe, groupes nominaux, participes passés. Les priorités pédagogiques doivent donc hiérarchiser ce qui est vital pour la littératie de base. Toute innovation devrait être pilotée et évaluée sur indicateurs avant généralisation.
Le combat idéologique : quand la grammaire devient un drapeau
Strates du féminisme linguistique
Il faut nommer les choses avec précision : sous l’étiquette « féminisme linguistique », plusieurs courants coexistent. Il existe un spectre : du féminisme « référentiel » (nommer les femmes) au féminisme « transformationnel » (refaire les accords). Les premiers s’appuient sur l’histoire des mots et la visibilité sociale ; les seconds sur une critique du masculin générique. Les militants revendiquent le pouvoir symbolique des formes : ce que la langue ne dit pas, la société peine à le voir. Les adversaires répondent que la grammaire n’est pas un miroir mimétique du social et qu’elle a sa logique propre. Les deux camps mobilisent des exemples étrangers (espagnol, allemand, anglais) pour légitimer leurs options. Le débat se tend quand la norme scolaire est sommée de trancher vite — or l’école ne peut courir plus vite que l’apprentissage. D’où l’importance de distinguer le littéraire (champ d’expérimentation) du scolaire (socle commun).
Les contre-arguments
En face, les tenants de la stabilité ne se limitent pas au conservatisme d’humeur. Typographes, juristes et éditeurs insistent sur la stabilité des codes, condition de la sécurité juridique et de la fabrication. Les enseignants alertent sur la surcharge cognitive générée par les marques nouvelles pour les lecteurs faibles. Les défenseurs de la norme rappellent que des solutions non-disruptives existent (doublets, épicènes, féminisation). L’argument central reste : unifier pour comprendre, varier pour styler — mais ne pas confondre les plans.
Droit et institutions (France)
La France, État de textes, tranche avec des textes. Les circulaires distinguent clairement la féminisation (encouragée) des notations inclusives (réservées ou proscrites selon les contextes). L’école adopte la ligne de la lisibilité maximale, en cohérence avec les évaluations nationales. Les juridictions administratives reconnaissent aux autorités la faculté de fixer des règles de rédaction pour les services publics. Le pluralisme rédactionnel est admis dans l’édition privée, tant qu’il n’empiète pas sur les obligations de clarté légale. Les débats parlementaires réactivent périodiquement la querelle, preuve que la langue reste un enjeu politique. Dans ce cadre, l’histoire n’est pas un alibi : elle sert à comprendre pourquoi une règle a tenu — et ce que coûte de la défaire. Cette mise en perspective protège des emballements rhétoriques.
Conclusion — Prudence et continuité
Revenons au tableau : la craie, les pupitres, la formule. La scène de classe et le plateau télé ne disent pas des vérités opposées : ils rappellent deux exigences, clarté et justice symbolique. L’histoire montre que les règles gagnent quand elles sont pratiques, cohérentes et enseignables. Elle montre aussi que des mots peuvent changer sans renverser la grammaire — à condition de respecter la compréhension de tous. La stabilité n’est pas immobilisme : c’est le temps long de l’apprentissage. La réforme n’est pas vertu en soi : elle doit prouver qu’elle aide à mieux lire et écrire. Entre idéologie et pédagogie, l’historien plaide pour une langue commune, parce qu’elle est le premier outil de la démocratie. Et si l’on doit changer, que ce soit parce que les textes deviennent plus clairs, pas parce qu’un camp a crié plus fort.
Sources
Les illustrations ont été générées par intelligence artificielle pour servir le propos historique et afin d’aider à l’immersion. Elles ont été réalisées par l’auteur et sont la propriété du Site de l’Histoire. Toute reproduction nécessite une autorisation préalable par e-mail.
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