Le navire Susanna : 99 jours de tempêtes autour du cap Horn, l’épopée maritime la plus incroyable du XIXᵉ siècle

Le Susanna, dans une énième journée de tempête.

Le Susanna, trois-mâts allemand (1892), endura 99 jours de tempêtes au cap Horn en 1905. Récit véridique de courage, navigation extrême et mémoire maritime.

Le navire Susanna : 99 jours de tempête autour du cap Horn

Le saviez-vous ?

À l’époque où les voiliers régnaient encore sur les mers, les océans imposaient leurs propres lois — des lois que les hommes ne pouvaient qu’endurer. En 1905, un trois-mâts allemand, le Susanna, affronta l’une des plus terribles épreuves que la navigation à voile ait jamais connues : 99 jours de tempêtes ininterrompues pour franchir le cap Horn. C’était l’hiver austral, celui que les marins surnommaient « la saison des spectres ». Là-bas, au 56e parallèle Sud, les vents hurlent à plus de 150 km/h, les vagues s’élèvent à dix mètres, et les glaces du pôle s’invitent dans les embruns.

Le cap Horn, redouté depuis les grandes explorations, fut surnommé « le tombeau des voiliers ». Plus de 800 navires y périrent au XIXᵉ siècle. Pour les marins, franchir ce cap, c’était gagner le droit de porter une boucle d’oreille en or — symbole de courage. En 1905, alors que les navires à vapeur s’imposaient peu à peu, certains voiliers continuaient d’affronter les anciennes routes, par fierté ou par tradition. Le Susanna allait devenir le dernier témoin de cette lutte entre l’homme, le vent et la mer.

Un géant de bois né à Hambourg

Le Susanna fut construit en 1892 dans les chantiers Blohm & Voss, à Hambourg, l’un des fleurons de la construction navale allemande. La compagnie G. J. H. Siemers & Co., spécialisée dans le commerce transocéanique, en fit l’acquisition pour ses liaisons vers l’Amérique du Sud. Ce vollschiff — trois-mâts à voilure carrée — jaugeait 1 975 tonneaux, mesurait 80,7 mètres de long, 12,8 mètres de large, et tirait 6,2 mètres d’eau. Sa coque en chêne renforcé et ses voiles monumentales symbolisaient la perfection technique atteinte à la fin du XIXᵉ siècle.

Le chantier Blohm & Voss, fondé en 1877, jouait alors un rôle central dans la modernisation de la flotte marchande allemande, capable de rivaliser avec les grands arsenaux britanniques. Hambourg, port libre et prospère, était le cœur battant du commerce mondial. On y construisait des navires destinés à relier trois continents, transportant coton, charbon ou nitrate à travers les tempêtes.

Le Susanna, comme ses semblables le Passat ou le Preussen, représentait le sommet de la navigation à voile : robustesse, élégance et endurance. Son équipage comptait une quarantaine d’hommes — Allemands, Danois, Norvégiens — vivant sous une hiérarchie stricte. Chacun avait son rôle : gabier, charpentier, timonier, cuisinier. Ces marins étaient souvent des hommes simples, sans fortune, mais animés d’une fierté silencieuse : appartenir à une confrérie de géants qui affrontaient les mers sans moteur.

La route qu’empruntait le Susanna, de l’Europe à Iquique, longeait les côtes africaines, traversait l’Atlantique Sud, frôlait les quarantièmes rugissants, puis descendait jusqu’au Horn avant de remonter le Pacifique vers le Chili. Plus de 13 000 milles nautiques séparaient Hambourg des ports du nitrate. C’était la route des extrêmes, et le Susanna allait y inscrire son nom à jamais.

1905 : l’hiver du Horn

L’année 1905 marqua un tournant dans la mémoire des marins. L’hiver austral fut d’une violence exceptionnelle : vents d’ouest constants, courants glacés, visibilité réduite à néant. Les relevés météorologiques signalent des vents atteignant force 10 à 11 Beaufort, soit des rafales dépassant 100 km/h, et des vagues culminant à 15 mètres. Pour les navigateurs, passer le Horn en cette saison relevait du défi suicidaire.

Le Susanna quitta l’Europe chargé de marchandises et fit voile vers le sud. À bord, le capitaine Christian Jürgens, marin expérimenté originaire de Föhr, menait son équipage avec une rigueur implacable. Dès juin, les premiers coups de vent frappèrent. Le navire fut secoué, ballotté, repoussé sans cesse vers l’est. Les voiles se déchiraient, les mâts grinçaient, les hommes, trempés, tiraient sur les cordages dans un vacarme incessant.

Le journal de bord mentionne des semaines entières de tempête continue. L’eau gelait sur les ponts, les cordages devenaient raides comme du fer. À plusieurs reprises, le navire tenta de virer de bord pour échapper à la dérive, mais chaque manœuvre risquait de casser le gouvernail. La mer du cap Horn n’a rien d’un océan : c’est une mêlée de houles croisées, de rafales polaires et de brouillards épais.

L’impossibilité de mesurer les positions célestes fit dériver le chronomètre, seul outil de repérage fiable. Lorsque le calme revint enfin, on découvrit que le Susanna avait dérivé de 500 milles marins vers l’ouest. En tout, il fallut 99 jours pour franchir le Horn, un record jamais égalé. Ce voyage de 189 jours entre l’Europe et Iquique devint le plus long jamais enregistré pour cette route. Trois marins y trouvèrent la mort, victimes du froid et de l’épuisement.

D’autres navires, ce même hiver, furent contraints de se réfugier ou sombrèrent. Les récits de la presse maritime allemande évoquèrent ce “Horn infernal de 1905”, comme un avertissement pour les derniers voiliers du siècle.

L’épreuve des hommes

Les conditions à bord étaient inhumaines. Le froid mordait jusqu’aux os ; les matelots travaillaient pieds nus sur des ponts glacés, les mains en sang, les visages brûlés par le sel. La ration quotidienne se réduisait à un peu de biscuit de mer, de café noir et de viande salée, quand les barils n’étaient pas contaminés par l’eau de mer. Le scorbut menaçait.

Sous la tempête, les quarts de veille s’enchaînaient sans répit : six heures de travail, six heures de repos — si repos il y avait. On dormait tout habillé, dans l’humidité et le vacarme. Les officiers, debout jour et nuit, tentaient de garder le cap malgré les bourrasques. Parfois, le capitaine Jürgens descendait sur le pont, inspectait le gréement, hurlait un ordre que le vent emportait aussitôt.

Chaque manœuvre devenait un acte héroïque : réduire une voile dans la tourmente, hisser un pavillon d’appel, réparer un cordage arraché par la mer. Les gabiers, accrochés aux vergues, luttaient contre la mort à chaque rafale. La mer montait jusqu’au plat-bord, et l’eau glaciale balayait tout.

Mais c’est la peur qui rongeait les esprits : peur de chavirer, de perdre un homme, de ne jamais revoir la terre. Certains écrivaient des lettres qu’ils n’enverraient jamais, d’autres priaient en silence. Et pourtant, pas une mutinerie, pas une défaillance : la discipline tenait, forgée par la certitude que le salut ne viendrait que de leur endurance.

Dans les rares moments d’accalmie, quelques hommes entonnaient un chant, pour couvrir la voix du vent. La mer, indifférente, les laissait passer. Quand enfin la tempête cessa, ils n’étaient plus les mêmes : le Susanna avait forgé des survivants.

Une victoire amère

Quand le Susanna atteignit enfin le Pacifique, l’équipage n’avait plus de forces. Le soleil du nord du Chili les aveugla après des semaines d’obscurité. À Iquique, on parla du “miracle du Horn”. Le navire arriva disloqué, mais debout, et le nom du capitaine Jürgens entra dans les registres comme celui qui avait tenu face à la mer pendant trois mois.

Les journaux de Hambourg et de Kiel rapportèrent l’exploit. Les écoles de navigation l’étudièrent comme un cas extrême de maîtrise et de discipline maritime. Pourtant, le monde changeait déjà : les vapeurs dominaient les ports, et la lenteur des grands voiliers appartenait au passé. Ce qui avait été un exploit devint bientôt une curiosité. La gloire du Susanna fut réelle, mais brève — balayée, comme toujours, par le vent du progrès.

De la gloire au naufrage

La mer, pourtant, n’avait pas fini avec lui. En 1908, alors qu’il était remorqué sur l’Elbe, le Susanna entra en collision avec le vapeur suédois Anni. Le Anni sombra, emportant six hommes avec lui. Le Susanna, abîmé, fut réparé et reprit la mer, presque comme si la mer elle-même refusait de l’avaler.

En 1911, il transporta du charbon vers Iquique. La cargaison s’échauffa dangereusement pendant la traversée ; on injecta de l’azote dans les cales pour éviter l’incendie, puis on arrosa le tout d’eau douce à l’arrivée. Le navire arriva couvert de dépôts de goudron et de coke, mais encore une fois, il survécut.

Deux ans plus tard, le 14 août 1913, la chance tourna. Naviguant près des îles Scilly, au large des Cornouailles, le Susanna s’échoua sur le rocher Zantman. Le brouillard, la fatigue ou une erreur de cap eurent raison de lui. L’épave ne fut jamais retrouvée. Ironie du destin : le navire qui avait survécu à 99 jours de tempêtes périt dans une mer calme.

Mémoire et renaissance

L’histoire aurait pu sombrer avec lui, mais elle refit surface. Dans les archives allemandes, le journal de bord du capitaine Jürgens fut retrouvé dans les années 1990. Les musées maritimes de Hambourg et de Föhr y consacrèrent plusieurs expositions, retraçant la route tortueuse du navire à travers les cartes et les croquis d’époque.

En 2018, l’artiste Susanne Kessler exposa à l’île de Föhr une œuvre monumentale intitulée Odissea. Sur des fils suspendus, elle reconstitua la trajectoire du Susanna autour du cap Horn : une spirale de fils rouges et noirs symbolisant la lutte du navire contre les vents. Cette installation mêlait art et histoire, redonnant vie à une aventure humaine hors du commun.

Aujourd’hui, le Susanna représente bien plus qu’un voilier disparu. Il incarne la transition entre la voile et la vapeur, la fin d’un monde régi par la patience et le courage. Il symbolise aussi l’humilité face à la nature : le rappel que, malgré la technologie, l’homme reste un passager fragile sur l’océan.

Peut-être repose-t-il encore, quelque part sous les flots des Scilly, intact dans son silence d’éternité. Et si la mer a effacé ses traces, elle a conservé son nom dans la mémoire des hommes : Susanna, la survivante des 99 jours.

Sources

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