Ibn Fadlān et le rituel funéraire viking sur la Volga : un témoignage unique du Xe siècle
Sur la Volga en 922, Ibn Fadlān observe les funérailles d’un chef des Rūs : crémation sur navire et sacrifice d’une esclave.
Table des matières
- Introduction : un témoignage arabe sur les confins du Nord
- Le messager abbasside et le contexte du voyage
- Le décès d’un chef et la préparation du rituel
- Le sacrifice de l’esclave : description et interprétation
- La crémation et la symbolique du feu
- Ce que révèle le récit : hiérarchie, religion et regard croisé
- De la source à la légende : réception moderne du récit
- Conclusion : un regard unique sur la mort et sur l’altérité
- Sources
Introduction : un témoignage arabe sur les confins du Nord
En l’an 922, un érudit musulman de Bagdad nommé Ahmad ibn Fadlān assiste sur les rives de la Volga à une cérémonie funéraire d’un chef des Rūs, un peuple scandinave établi dans la région. Il en donne une description saisissante dans sa Risālah (Relation du voyage chez les Bulgares de la Volga), texte qui constitue l’un des témoignages les plus étonnants du Xe siècle. Cette relation diplomatique, rédigée dans le cadre d’une mission envoyée par le calife al-Muqtadir, est l’un des rares récits arabes mentionnant des Scandinaves encore païens. Le passage consacré à la crémation d’un chef et au sacrifice d’une esclave est, à ce jour, la seule observation contemporaine d’un rituel funéraire varègue.
Mais la Risālah est aussi un document de rencontre culturelle. Ibn Fadlān observe le monde avec un œil d’homme de loi et de théologien musulman, nourri de la rigueur abbasside et de la curiosité intellectuelle d’un Bagdad encore centre du savoir. Sa plume mêle précision administrative, fascination ethnographique et incompréhension religieuse. Ce texte, longtemps perdu et retrouvé au XIXᵉ siècle sous une forme fragmentaire, reste difficile à interpréter : certaines sections manquent, d’autres ont été déformées par la transmission. Néanmoins, sa valeur documentaire est considérable : il offre une image unique du Nord païen vue à travers le regard du monde islamique.
Le messager abbasside et le contexte du voyage
Ahmad ibn Fadlān appartient au cercle des lettrés du califat abbasside. En 921, il est envoyé auprès du roi des Bulgares de la Volga, nouvellement converti à l’islam, pour lui enseigner les fondements de la loi religieuse et l’aider à construire une mosquée. La mission est autant religieuse que politique : elle vise à affermir l’influence de Bagdad sur les routes commerciales du Nord. Le voyage part de Bagdad et traverse la Perse, le Khwarezm et les steppes du bassin de la Volga. Ibn Fadlān relate les rigueurs du climat, les distances immenses et la diversité des peuples rencontrés. Son récit offre de nombreuses notations linguistiques et ethnographiques : vêtements, mœurs, croyances et structures politiques.
Cette mission s’inscrit dans une tradition d’ambassades abbassides vers les marges du monde musulman : pour Bagdad, l’expansion religieuse passait autant par la diplomatie que par la conquête. Pour Ibn Fadlān, ce voyage fut aussi un pèlerinage intellectuel : celui d’un croyant cherchant à comprendre un monde radicalement différent. Chez les Bulgares, il découvre un groupe d’étrangers qu’il appelle les Rūsiyyah. Ces hommes, installés le long de la Volga, participent activement au commerce reliant la Baltique à la mer Caspienne. Les historiens les identifient majoritairement aux Varègues, Scandinaves orientaux intégrés dans les réseaux slaves et turciques.
Leur apparence impressionne le voyageur : grands, blonds, tatoués de motifs bleuâtres qu’il décrit comme des arbres ou des figures. Ils portent des armes finement travaillées, témoignages d’un statut de guerriers-marchands. Ibn Fadlān admire leur beauté physique mais condamne leurs habitudes d’hygiène et leurs pratiques religieuses. Son jugement est marqué par la morale islamique, attachée à la pureté rituelle. Il note pourtant leur honnêteté commerciale et leur cohésion sociale : des qualités qu’il reconnaît malgré la distance culturelle. Cette rencontre inaugure le passage le plus célèbre de son œuvre : la description du rite funéraire d’un chef varègue mort en territoire bulgare.
Le décès d’un chef et la préparation du rituel
Ibn Fadlān rapporte qu’à la mort d’un chef, son corps est d’abord enterré provisoirement pendant dix jours, le temps que l’on prépare sa sépulture. Ce délai permet d’organiser la cérémonie et de construire la barque funéraire. Le défunt est richement vêtu. Ses biens sont partagés entre sa famille, la confection des habits et les dépenses du rituel. Des animaux sont sacrifiés : chevaux, chiens, volailles. Ces gestes symbolisent la richesse du défunt et son prestige social. Le bateau funéraire, construit pour l’occasion, sert de char pour le voyage vers l’au-delà. Ibn Fadlān souligne la précision du rituel et la participation collective : l’ensemble de la communauté contribue à la préparation du bûcher.
Des fouilles en Russie et en Suède (Birka, Gnezdovo, Staraya Ladoga) ont confirmé la présence de sépultures en bateau datant de la même époque, ce qui appuie la véracité générale de son témoignage, même si les détails varient selon les contextes locaux. Ce moment, solennel et collectif, révèle combien la mort d’un chef engage l’ordre social tout entier : elle ne concerne pas seulement la famille, mais la communauté des vivants et des morts.
Le sacrifice de l’esclave : description et interprétation
À la mort du chef, raconte Ibn Fadlān, on interroge ses esclaves :
« Qui veut mourir avec lui ? »
Une jeune femme se désigne. À partir de ce moment, « il ne lui est plus permis de se dédire ». L’esclave est confiée à une femme âgée que l’auteur appelle malak al-mawt, « l’ange de la mort ». Celle-ci dirige le rituel et veille à la préparation de la victime. La jeune femme est honorée, vêtue de beaux habits, enivrée pour affronter la peur.
Le jour de la cérémonie, on la conduit vers le bateau. Avant d’y entrer, elle est élevée trois fois au-dessus d’un cadre en bois, tout en prononçant des formules rapportées par Ibn Fadlān :
« Je vois mon père et ma mère, je vois mon maître assis dans un jardin. »
Ces paroles évoquent un passage vers un monde meilleur. Enfin, la vieille femme l’étrangle tandis qu’un homme la frappe d’un poignard : sa mort doit être rapide et sans souillure. Le corps est déposé à côté de celui du chef. Le témoignage est d’une précision rare. Ibn Fadlān décrit sans commenter, mais son horreur transparaît : pour lui, il s’agit d’une pratique païenne contraire à toute morale.
Les chercheurs modernes interprètent ce passage comme un sacrifice d’accompagnement, destiné à prolonger la fidélité du serviteur dans l’au-delà. De tels rites existent dans d’autres sociétés indo-européennes et turco-mongoles, mais ils sont très rares dans le monde scandinave occidental. La présence d’une officiant féminine confirme l’importance du rôle religieux des femmes dans la spiritualité nordique. Les völur — prophétesses ou voyantes — jouent un rôle analogue dans les sagas postérieures. Il est difficile de savoir si le sacrifice observé par Ibn Fadlān représente une tradition scandinave authentique ou une coutume métissée née dans les colonies varègues de la Volga, au contact des Slaves et des peuples turcs. Quoi qu’il en soit, ce texte demeure le seul témoignage direct d’un sacrifice funéraire nordique oriental.
La crémation et la symbolique du feu
Une fois le corps et les offrandes placés sur le navire, un parent du défunt s’avance et met le feu au bûcher. Le navire, les corps et les animaux sont consumés. La crémation est attestée par de nombreuses sépultures scandinaves du haut Moyen Âge : elle symbolise le passage de l’âme dans l’autre monde. Le feu purifie et libère, tandis que le navire représente la traversée. Après la combustion, les cendres sont recouvertes d’un tertre de terre et de bois. Ibn Fadlān note que l’on érige ensuite un poteau portant le nom du défunt : un signe de mémoire et d’identité. Sa description, confirmée par l’archéologie, constitue la plus complète que l’on connaisse d’une crémation sur navire observée de visu au Xe siècle.
Ce que révèle le récit : hiérarchie, religion et regard croisé
Le rite observé par Ibn Fadlān met en lumière une société hiérarchisée où la mort d’un chef est un événement public. Ces funérailles somptueuses affirment la position du défunt et celle de son clan : la grandeur du rituel reflète la richesse du vivant. Les Rūs forment une aristocratie marchande fondée sur la guerre et le commerce. En donnant à voir la mort du chef, le groupe manifeste sa cohésion et perpétue sa mémoire. Dans la culture nordique, le souvenir du défunt (minni) est une valeur essentielle : la gloire survit par la mémoire. La sépulture devient aussi un marqueur territorial : le tumulus rappelle la présence du clan sur le paysage, signe de puissance et de continuité. Ainsi, la cérémonie décrite par Ibn Fadlān n’est pas un spectacle barbare mais une affirmation sociale et politique : la mort fait partie intégrante de l’ordre collectif.
Issu du monde abbasside, Ibn Fadlān est formé à la théologie et au droit. Son regard sur les Rūs reflète les valeurs de la civilisation musulmane : pureté corporelle, inhumation, monothéisme. Mais son texte témoigne d’une curiosité authentique. Il décrit les gestes, les objets et les paroles avec une précision qui dépasse la simple condamnation morale. Il n’idéalise pas Bagdad, il observe le Nord. Sa démarche le rapproche des premiers géographes et ethnographes du monde islamique, tels al-Masʿūdī ou Ibn Rusta, qui cherchaient à comprendre les peuples lointains. Son récit se distingue par l’expérience vécue : il ne compile pas des récits, il rapporte ce qu’il a vu. En ce sens, Ibn Fadlān est l’un des premiers témoins directs d’une Europe préchrétienne vue depuis le monde musulman. Son témoignage, conservé en partie seulement, demeure un document capital sur les échanges culturels du Xe siècle.
La Risālah ne nous est parvenue que sous forme fragmentaire, conservée dans un manuscrit de Mashhad. Plusieurs passages manquent, d’autres ont pu être altérés. Les termes arabes employés par Ibn Fadlān ne correspondent pas toujours aux concepts nordiques : certains gestes ou objets peuvent avoir été mal compris. De plus, il ne maîtrisait pas la langue des Rūs et dépendait d’interprètes. Il faut donc lire ce témoignage comme une observation partielle, non comme une description exhaustive du monde viking. Le rituel observé reflète probablement une tradition locale, spécifique aux Varègues de la Volga, et non une coutume généralisée à toute la Scandinavie. Malgré ces limites, le texte reste irremplaçable. Il éclaire les échanges culturels entre Islam et Europe du Nord et constitue l’une des plus précieuses sources sur la présence scandinave en Eurasie orientale.
De la source à la légende : réception moderne du récit
Le texte d’Ibn Fadlān fut redécouvert au XIXᵉ siècle par l’orientaliste russe Tiesenhausen, puis traduit en français par Marius Canard en 1939. Il connut un regain d’intérêt au XXᵉ siècle, notamment grâce aux travaux de Régis Boyer et de Neil Price. Les chercheurs russes y virent un témoignage sur les origines de la Rus’ de Kiev et sur l’importance des Varègues dans la formation de l’État médiéval russe. En Europe occidentale, le récit inspira les écrivains romantiques, fascinés par la rencontre entre civilisation et barbarie. Au XXᵉ siècle, le roman de Michael Crichton, Eaters of the Dead (1976), puis le film Le 13ᵉ Guerrier (1999), popularisent une version romanesque du récit, mêlant Ibn Fadlān et la légende de Beowulf. Ces œuvres, bien qu’éloignées du texte original, ont fait connaître son existence au grand public. Les historiens contemporains insistent aujourd’hui sur la sobriété et la rigueur du témoignage : loin d’une chronique sanglante, il s’agit d’un document d’observation exceptionnel, témoin d’un monde en mutation.
Conclusion : un regard unique sur la mort et sur l’altérité
La Risālah d’Ibn Fadlān n’est pas une fable, mais une page d’histoire. Elle révèle l’existence, au Xe siècle, d’un monde nordique ouvert sur l’islam et sur les routes de la Volga. Ce récit est une rencontre : celle d’un juriste abbasside et de marchands scandinaves, d’un croyant du désert et d’hommes du froid. L’un observe, les autres agissent ; et de ce croisement naît un texte qui dépasse les préjugés de son temps. Pour les historiens, Ibn Fadlān incarne le regard lucide d’une civilisation savante sur une autre : il ne comprend pas toujours ce qu’il voit, mais il en saisit l’importance. Mille ans plus tard, son témoignage demeure l’un des plus beaux exemples de curiosité humaine et de dialogue entre cultures.
Sources
Ahmad ibn Fadlān, Voyage chez les Bulgares de la Volga, trad. Marius Canard, Paris, Sindbad, 1988.
Régis Boyer, La Mort chez les anciens Scandinaves, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
Voyage chez les Bulgares de la Volga, Wikipédia France.
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