Le mythe de l'émergence primordiale : aux origines de l’humanité et des croyances préhistoriques

Mythe d’émergence : la Terre-matrice et les origines de l’humanité, des grottes paléolithiques aux traditions orales
 

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Introduction

Un souffle ancien murmure dans la caverne obscure. À la lueur tremblante d’une torche, des silhouettes fugitives se dessinent sur la roche : animaux aux contours vibrants, figures humaines à peine esquissées, comme surgies du ventre de la Terre. L’air est lourd de fumée, et le silence n’est rompu que par le crépitement du feu. Il ne s’agit pas seulement de décorations, mais peut-être de messages adressés à des forces invisibles, enfouies dans les profondeurs. Les artistes qui tracent ces formes semblent guidés par un savoir ancien, hérité de générations entières. Les parois froides deviennent un livre minéral où s’écrit l’origine du monde. La pierre semble vivante ; elle respire avec lenteur, comme si elle recelait encore le souvenir de ce premier matin où la lumière a touché les visages humains. Les profondeurs souterraines sont perçues à la fois comme un refuge et comme un lieu dangereux : un seuil entre deux mondes, celui des vivants et celui d’avant la vie. Dans cet univers, un éboulement ou une fissure pouvait être interprété comme un signe venu du monde d’en bas. Les grottes devenaient ainsi des sanctuaires, des passages vers l’origine et peut-être vers le retour. Ce récit de l'émergence primordiale, transmis de bouche en bouche, portait la vérité du groupe : une vérité vécue, plus que prouvée. Et c’est cette vérité, à la fois intime et universelle, qui a traversé les âges, gravée dans les mythes et inscrite sur les pierres.

Aux racines de la plus ancienne histoire

La Terre comme matrice sacrée

Dans de nombreuses cultures, la Terre n’est pas un simple décor, mais un être vivant, nourricier et sacré. Les traditions orales de peuples khoïsans d’Afrique australe racontent encore qu’aux premiers temps, les ancêtres sortirent d’un trou sacré dans le sol. Ce lien symbolique n’est pas limité à l’Afrique : chez les Hopis d’Amérique du Nord, l’humanité est apparue par un sipapu, ouverture rituelle toujours vénérée. Les Aborigènes d’Australie évoquent, dans le Temps du Rêve, des ancêtres-esprits sortis des entrailles de la Terre pour façonner le monde. Dans chaque version, l’émergence marque le passage de l’invisible au visible, du potentiel à la vie tangible. Cette association entre sol et naissance se nourrit de l’expérience concrète : les graines germent dans la terre, les terriers abritent les jeunes animaux, et certaines grottes servaient de refuges humains. L’imaginaire préhistorique voyait dans ces abris naturels un écho à la sécurité du ventre maternel. Les sépultures du Paléolithique, où les corps sont souvent placés en position fœtale, renforcent cette analogie. Dans l’art rupestre, des formes circulaires ou ovales pourraient être interprétées comme la représentation de cette matrice originelle. La Terre est ainsi à la fois le berceau et la tombe, symbole cyclique qui a marqué profondément les représentations humaines.

L’émergence : un motif intuitif et universel

L’analyse comparative menée par Jean-Loïc Le Quellec sur des centaines de mythes montre que certains motifs sont presque universels : apparition des animaux (98,7 %), des humains (99,8 %), sortie du sol (99,3 %), explication de la mort (96,6 %), et présence de marques rupestres (97,5 %). Ces chiffres ne sont pas anecdotiques : ils révèlent un récit structuré et stable, transmis sur d’immenses distances et de longues périodes. Les chercheurs utilisent parfois la phylomémétique, méthode inspirée de la biologie évolutive, pour retracer les “lignées” culturelles de tels récits. On retrouve chez les Navajos une sortie progressive du monde inférieur, guidée par des héros-culturels, à travers plusieurs étapes jusqu’au monde actuel. En Sibérie, certaines traditions rapportent que les premiers humains vivaient sous terre pour se protéger de catastrophes venues du ciel. Ces convergences, malgré l’isolement géographique, suggèrent un socle narratif commun. Dans certaines cérémonies, des danses miment le mouvement de sortie de terre, renforçant la mémoire collective. Des objets rituels, comme des bâtons de fouille ou des masques, rappellent parfois les outils pour “ouvrir” la Terre.

Même dans les récits mésopotamiens, on retrouve cette idée : le tout premier homme, Adamu, est façonné par les dieux sumériens à partir d’argile mêlée au sang d’une divinité sacrifiée, afin de créer une humanité destinée à alléger les dieux de leurs travaux. Cette conception très ancienne — l’homme tiré littéralement de la Terre — illustre parfaitement le lien entre matière minérale et vie. La tradition biblique s’inspire directement de ces récits mésopotamiens en les réinterprétant : dans la Genèse, Adam est formé de la poussière du sol, avant que Dieu ne lui insuffle la vie. Ainsi, le récit biblique ne fait que reprendre et adapter une image déjà solidement ancrée dans la mythologie sumérienne, en lui conférant une portée théologique monothéiste.

Ce motif, qui associe intimement l’humanité à la terre qui la porte, se retrouve également dans la mythologie grecque, où Pandore est façonnée à partir d’argile. De la Mésopotamie à la Méditerranée, du Proche-Orient à l’Europe, le même geste narratif traverse les cultures : l’homme n’est pas étranger à la terre, il en est une extension, une création sortie de son sein. Cet imaginaire, commun à des civilisations qui ne communiquaient pas directement entre elles, atteste la puissance universelle de l’idée d’émergence.

Mort et retour à la matrice

Dans la logique de ce mythe, la mort n’est pas une punition, mais un retour nécessaire. Comme la graine qui doit disparaître pour nourrir la plante, l’humain retourne à la Terre pour permettre la continuité du cycle. Chez les San, on raconte que les ancêtres vivent toujours sous la surface, accueillant les morts comme des membres retrouvés. Les rites funéraires du Paléolithique, où les corps sont placés dans des fosses, des grottes ou recouverts de pigments rouges évoquant le sang et la vie, sont cohérents avec cette vision cyclique. L’agriculture a renforcé cette symbolique : le sol reçoit le corps comme il reçoit la semence. Dans certaines versions, la mortalité humaine résulte d’une erreur ou d’une transgression survenue lors de l’émergence. Chez les Zoulous, par exemple, un messager divin portait l’annonce de l’immortalité, mais il fut devancé par un autre qui proclama la mort. Ce renversement scelle la condition humaine. Ainsi, vie et mort apparaissent comme les deux versants d’un même récit, inscrits dès le moment originel où la surface fut atteinte.

Conteur devant le feu dans une grotte : transmission millénaire des mythes d’émergence
 

Une transmission millénaire

Des grottes paléolithiques à l’oralité tribale

Les grottes paléolithiques, parfois profondément enfouies, servaient non seulement d’abri, mais de lieux rituels où l’on peignait des images liées à l’origine. Jean-Yves Le Quellec interprète nombre de ces peintures comme des évocations de l’émergence primordiale. Les artistes pouvaient être perçus comme des médiateurs entre le monde d’en bas et celui de la surface. Les représentations animales ou hybrides évoquent un état liminal, entre l’ombre et la lumière. Les échos de voix et les jeux de lumière dans ces espaces souterrains contribuaient à la force de l’expérience. L’art, dans ce contexte, ne se séparait pas du récit : il l’incarnait, le répétait et le renouvelait. Les enfants grandissaient dans cet univers où chaque paroi pouvait être une page du livre des ancêtres. Les récits étaient racontés dans l’obscurité, ponctués de gestes et de chants. Les traces laissées dans la pierre devenaient alors autant de rappels visuels de cette histoire commune. Cette oralité rituelle assurait la transmission fidèle, génération après génération.

Du Paléolithique au post-Out of Africa

Un scénario fascinant se dessine : le mythe de l’émergence aurait pris forme bien avant la dispersion des Homo sapiens hors d’Afrique. Lorsque les premiers groupes franchirent la mer Rouge et progressèrent vers le Proche-Orient, ils emportèrent avec eux ce récit, au même titre que leurs outils, leurs parures et leur mémoire collective. Le Quellec propose que l’universalité de ce motif tient à son antériorité : il serait l’un des rares vestiges d’une tradition commune à l’ensemble de l’humanité. Sa diffusion suit les grandes routes migratoires, de l’Afrique vers l’Asie, puis l’Europe, l’Océanie et enfin les Amériques. Chaque peuple, au contact d’un nouveau paysage, adapta le récit en y intégrant ses montagnes, ses grottes et ses animaux. Pourtant, le noyau narratif resta stable : l’humanité vient du dessous, de la Terre, et rejoint un monde supérieur. Les indices convergent vers l’idée que ce récit appartient au tronc commun de l’imaginaire humain.

Variantes géographiques et permanences

Si l’on compare les traditions africaines, amérindiennes, océaniennes et sibériennes, la diversité est frappante, mais les points communs le sont tout autant. Certains peuples décrivent une sortie unique, d’autres plusieurs étapes ou mondes successifs. Les détails changent, mais le geste demeure : franchir un seuil pour accéder au monde actuel. Les variantes régionales s’expliquent par l’ancrage dans le paysage local : grotte sacrée, lac, montagne creuse ou arbre. Ce processus d’adaptation montre la vitalité du mythe, capable de survivre en s’ajustant aux conditions de chaque société. Pourtant, malgré ces différences, la structure fondamentale reste la même. Cette constance est la marque des récits les plus anciens, transmis de génération en génération avec une fidélité remarquable.

Peintures rupestres et création : à la lisière du visible dans le mythe d’émergence
 

À la lisière du visible

Peintures rupestres : traces du mythe et de la croyance

Les grottes ornées, souvent situées dans des zones reculées ou difficiles d’accès, contiennent des peintures et des gravures qui ne sont pas de simples décorations. Les figures animales, humaines ou hybrides y sont disposées comme des acteurs sur une scène sacrée. Le Quellec suggère que ces œuvres matérialisent des épisodes du mythe d’émergence, transformant la paroi en un portail vers l’origine. L’environnement sonore et visuel de ces lieux amplifiait probablement la dimension rituelle : la résonance des voix, les jeux de lumière des torches, le ruissellement d’une eau souterraine ajoutaient une dimension sensorielle intense. On peut imaginer les récits racontés devant ces images, chaque figure servant de point de départ à une séquence mythologique. Les animaux représentés — bisons, chevaux, cervidés — pouvaient symboliser les premiers êtres à avoir émergé de la terre. Certaines peintures montrent des silhouettes partielles, comme en train de sortir d’un espace invisible, renforçant l’interprétation d’un passage. Dans les grottes ornées du Paléolithique supérieur, les zones les plus profondes abritent souvent les images les plus mystérieuses, peut-être réservées aux initiés. Les traces de pigments au sol ou sur des objets retrouvés dans ces zones témoignent d’une fréquentation répétée, peut-être liée à un cycle rituel. Ainsi, l’art rupestre, loin d’être une activité isolée, s’inscrivait dans une tradition vivante, où le mythe prenait forme et sens.

Symboles de l’émergence dans différents continents

L’idée d’un monde souterrain originel est présente sur tous les continents. Chez les Hopis, l’émergence est liée à un passage rituel par le sipapu, un trou circulaire creusé au centre du kiva, la maison cérémonielle. En Océanie, certaines traditions parlent d’îles surgies du fond des eaux ou de montagnes jaillies de la terre, où les ancêtres attendaient le moment de paraître. En Afrique, des légendes rapportent que les premiers humains ont franchi une voûte de pierre pour atteindre la surface. Dans les Andes, certaines cultures précolombiennes affirment que leurs ancêtres sortirent de grottes sacrées identifiées à des lieux précis. Ces récits, bien qu’ancrés dans des paysages différents, partagent des structures étonnamment proches : un espace clos, un seuil à franchir, et un monde extérieur à conquérir. Les symboles liés à l’émergence — spirales, cercles, formes de portes — se retrouvent dans l’art, l’architecture et même les rituels de construction. Les rites d’initiation reproduisent parfois cette traversée, enfermant l’initié dans l’obscurité avant de le conduire à la lumière. Dans certains cas, les communautés associent l’émergence à des phénomènes naturels comme les éruptions volcaniques ou les tremblements de terre, perçus comme des ouvertures vers le monde souterrain. Ce maillage de croyances prouve la force et la persistance de l’imaginaire de l’émergence.

Mythes contemporains et réflexions anthropologiques

Aujourd’hui encore, le mythe de l’émergence continue de vivre dans les traditions orales de certains peuples. Chez les Khoïsans, des récits expliquent que les humains vivaient d’abord sous la surface, dans un état harmonieux, avant de rejoindre le monde d’en haut. Les anthropologues observent que ces récits sont souvent liés à des pratiques rituelles saisonnières, marquant des moments de transition dans l’année. Les histoires sont racontées avec un grand souci du détail, intégrant des éléments du paysage environnant pour les ancrer dans la mémoire collective.

Ce thème n’est pas limité à l’Afrique : on le retrouve avec force dans les cultures amérindiennes. Chez les Hopi, comme déjà dit, mais aussi chez les Zunis, voisins des Hopis, deux divinités jumelles conduisirent les ancêtres depuis une grotte souterraine jusqu’au monde actuel. Les Navajos, quant à eux, racontent que les hommes ont traversé plusieurs mondes souterrains successifs, et qu’ils ont atteint notre monde en grimpant à travers un roseau géant.

Plus au sud, dans la civilisation maya, le Popol Vuh insiste sur la création de l’homme à partir du maïs, mais conserve aussi la mémoire de grottes sacrées d’où surgirent les premiers ancêtres. Dans les Andes, les Incas rattachaient leur origine à la grotte de Pacaritambo ou encore au lac Titicaca, lieux d’émergence considérés comme les matrices de leur peuple. Chaque lignée noble possédait même un lieu d’émergence propre, renforçant son identité.

Les récits d’émergence traversent aussi les océans. En Océanie, qu’il s’agisse d’Hawaï, des Samoa ou de la Polynésie, de nombreuses traditions racontent que les premiers humains sortirent directement du sol, parfois nés des arbres ou des plantes, mais toujours liés à la divinité de la terre. En Sibérie, certains peuples yakoutes ou bouriates disent que les ancêtres vivaient dans les entrailles de la terre pour se protéger des fléaux célestes, avant de remonter vers la surface.

La diversité de ces exemples, des plaines nord-américaines aux plateaux andins, des archipels océaniens aux savanes africaines, atteste la force universelle de ce récit. Malgré les différences de paysages et de cultures, tous ces mythes reposent sur la même idée : l’humanité vient d’un en-dedans, d’une matrice cachée, et la surface terrestre est un monde nouveau, fragile, marqué par la mortalité. L’étude comparative de ces récits permet de repérer des motifs stables sur plusieurs millénaires, renforçant l’idée d’une origine commune très ancienne. Les mythes d’émergence servent aussi de support pédagogique : ils enseignent la fragilité de la condition humaine, le respect de la nature et l’importance de l’unité du groupe. Leur persistance, même dans des sociétés modernes, démontre une extraordinaire résilience culturelle. Pour certains chercheurs, ces récits sont de véritables archives de la mémoire préhistorique, des fragments du plus ancien imaginaire humain. Dans les arts contemporains, le thème continue d’inspirer écrivains et cinéastes, preuve que ce récit primordial demeure toujours vivant, porteur de sens et d’émotion.

Mythe réinventé de l’émergence : hommes et animaux sortant de la terre
 

Récit du mythe d’émergence

(Je vous propose un version littéraire, inspirée des motifs universels mais sans lien avec une tradition authentique spécifique)

"Dans la nuit d’un monde sans histoire, les vivants n’avaient pas encore vu le ciel. Ils habitaient les galeries chaudes et obscures d’un domaine souterrain, où l’air était dense et les parois luisantes d’humidité. Les voix y résonnaient comme dans un rêve, et nul ne connaissait le froid ni la faim. Les animaux et les humains vivaient ensemble, sans crainte, partageant la nourriture qui jaillissait des parois.

Un jour, un grondement sourd fit trembler la terre : une fissure s’ouvrit, laissant passer un souffle inconnu. Les plus curieux s’approchèrent. D’abord un bison, puissant et nerveux, s’engagea dans l’ouverture, ses sabots frappant le sol comme un tambour. Derrière lui, une femme dont les yeux reflétaient la lueur nouvelle porta un enfant dans ses bras. La lumière les enveloppa, douce mais aveuglante. Le vent caressa leur peau, apportant des odeurs d’herbe et de fleurs qu’ils ne connaissaient pas. Le bison s’arrêta, surpris par l’espace infini. La femme posa l’enfant sur le sol : il rit, puis pleura, découvrant en un instant la joie et la douleur.

Alors, tous comprirent que ce monde apportait la vie, mais aussi la fin. Dans les générations qui suivirent, on raconta que chaque être venait de la Terre et y retournerait. Le sol devint sacré, gardien du commencement et du retour. Les anciens rappelaient que l’émergence avait donné aux hommes non seulement la lumière et la liberté, mais aussi la fragilité et la mort. Ils disaient que le ciel, si vaste et éclatant, était à la fois un don et une épreuve, et que les hommes devaient apprendre à vivre avec ce double héritage. Et chaque fois que l’herbe ondulait au vent, les anciens murmuraient : « C’est la Terre qui nous appelle, comme au premier jour. »"

Pourquoi le mythe de l’émergence fascine encore : grottes, hommes et animaux en préhistoire
 

Pourquoi ce récit fascine encore

Archétypalité et enracinement cosmologique

Le mythe de l’émergence touche à des questions universelles : l’origine de la vie, la place de l’humanité, la nature de la mort. Sa simplicité apparente cache une profondeur symbolique immense. Dans la pensée mythologique, la Terre n’est pas seulement un cadre : elle est l’actrice principale de l’histoire. Ce récit donne sens au lien indissoluble entre l’humain et son environnement. Les sociétés qui le transmettent inscrivent l’existence humaine dans un cycle plus vaste, dépassant l’individu. Les archétypes qu’il mobilise — naissance, seuil, transformation — se retrouvent dans des récits du monde entier, même en dehors de la sphère de l’émergence.

Il reflète aussi la manière dont les humains perçoivent le temps : non pas linéaire, mais cyclique, où chaque fin prépare un nouveau début. Ce type de vision est cohérent avec les modes de vie des chasseurs-cueilleurs, marqués par des cycles naturels et saisonniers. La persistance de ce mythe, même dans des contextes modernisés, prouve sa capacité à répondre à des interrogations fondamentales que ni la science ni la philosophie n’épuisent. Il devient ainsi un pont entre l’expérience concrète et le questionnement métaphysique.

Une mémoire collective partagée

Que des récits si similaires apparaissent chez des peuples aussi éloignés géographiquement que les Hopis, les Aborigènes, les San et les peuples andins ne peut être le fruit du hasard. Cette convergence narrative suggère une mémoire commune, transmise bien avant que l’écriture ne soit inventée. Les anthropologues parlent parfois d’un “trésor immémorial”, conservé dans l’oralité et dans l’art. Les migrations humaines auraient emporté ce récit aux quatre coins du monde, chaque groupe l’adaptant à son environnement. Les grottes sacrées, les montagnes creuses ou les sources profondes devenaient autant de lieux d’émergence locaux.

Le mythe jouait aussi un rôle social : il rappelait que tous les membres d’un groupe partageaient une origine unique. En renforçant ce sentiment d’unité, il contribuait à la cohésion et à la survie. Sa transmission, par des conteurs, des chamans ou des anciens, assurait la continuité d’une vision du monde stable à travers les générations. Cette constance en fait un témoin précieux des origines culturelles de l’humanité.

Le mythe à l’épreuve des sciences humaines

Les sciences humaines permettent aujourd’hui de réexaminer ces récits avec des outils nouveaux. L’archéologie éclaire les contextes matériels où ces mythes ont pu naître : grottes ornées, sépultures anciennes, traces de rassemblements rituels. L’ethnologie et la mythologie comparée révèlent des structures narratives constantes, même dans des cultures isolées depuis des millénaires. La linguistique, en étudiant les mots liés à la terre, à la naissance et à la mort, confirme la profondeur temporelle de ces concepts.

La phylomémétique, méthode récente, cartographie les “familles” de mythes et leurs divergences au fil du temps, comme on le ferait pour une lignée biologique. Les résultats tendent à montrer que le mythe de l’émergence pourrait remonter à l’époque où Homo sapiens vivait encore comme une population unique en Afrique. Cela signifierait que ce récit est plus ancien que l’agriculture, que les villes et que l’écriture. Il constituerait ainsi un rare fragment de pensée préhistorique parvenu jusqu’à nous. Sa redécouverte et son étude nourrissent un dialogue fécond entre les disciplines, reliant passé et présent.

Tolkien et la réinvention moderne du mythe d’émergence

Le XXe siècle a vu renaître, sous la plume de l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien, les grandes structures mythologiques qui avaient traversé les âges. Philologue et connaisseur intime des mythes indo-européens, Tolkien chercha à bâtir une véritable « mythologie pour l’Angleterre » dans son œuvre monumentale, Le Silmarillion. Or, en créant les récits fondateurs de la Terre du Milieu, il reprit — consciemment ou inconsciemment — certains motifs universels parmi lesquels le mythe de l’émergence occupe une place centrale.

Les Elfes, premiers-nés des Enfants d’Ilúvatar, furent « déposés » dans le monde et laissés à dormir jusqu’à leur éveil au bord du lac Cuiviénen. Leurs débuts rappellent ceux des peuples mythiques sortant de la nuit des temps ou d’un monde caché pour rejoindre la lumière. Les Hommes, seconds-nés, émergent plus tard, également en attente du moment de leur apparition. Dans les deux cas, Tolkien conserve l’idée que les créatures vivent d’abord dans un état de latence, enfouies dans un monde intérieur, avant d’apparaître pleinement sur la scène de l’histoire. Les Nains, quant à eux, offrent une variation encore plus frappante du motif. Façonnés par le Vala Aulë dans la pierre et la terre, ils incarnent directement le geste archaïque de la création à partir de la matière minérale. Comme dans les récits mésopotamiens d’Adamu ou dans la Genèse pour Adam, l’être est tiré de la terre. Et, comme dans les récits d’émergence, les Nains demeurent longtemps cachés, plongés dans un sommeil sous la terre, jusqu’à ce qu’Ilúvatar autorise leur éveil. Leur naissance combine ainsi deux archétypes fondateurs : la création à partir de la terre et la sortie d’un monde souterrain.

En intégrant ces motifs à sa propre cosmogonie, Tolkien montre que le mythe d’émergence n’appartient pas seulement aux traditions anciennes : il demeure une structure narrative active, capable de nourrir la littérature contemporaine. Il témoigne de la permanence d’un imaginaire collectif qui traverse les siècles et les cultures, rappelant que l’humanité se pense souvent comme issue d’un dedans obscur, d’une matrice originelle, avant de s’élancer vers la lumière du monde.

Sources et approfondissements

  • Jean-Loïc Le Quellec, La caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, Éditions La Découverte, 2022 — Lien
  • « L’art des cavernes enfin décrypté : les paramètres convergent vers un mythe originel, celui de l’émergence primordiale », Le Monde des religions, 2022 — Lien

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