Raspoutine : comment un mystique sibérien a conquis la cour du tsar et fait vaciller l’Empire russe

De la Sibérie à la cour impériale, l’énigme Raspoutine fascine encore par son influence et sa légende noire.
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Un monde en crise, un homme en marche
There lived a certain man in Russia long ago. Un homme que l’Histoire allait transformer en mythe sulfureux, en prophète de salon, en démon dans les couloirs du pouvoir impérial. Grigori Efimovitch Raspoutine, paysan sibérien devenu conseiller intime de la tsarine, fascine encore aujourd’hui. Comment ce moujik, moine autoproclamé au regard de feu, est-il parvenu à s’asseoir à la table des Romanov ? Quels ressorts psychologiques, spirituels et politiques ont conduit un guérisseur marginal à peser sur l’Empire russe à son crépuscule ?
Ce personnage singulier a traversé l’Histoire comme un fantôme fascinant et dérangeant. Son nom évoque à la fois le mysticisme oriental, les troubles politiques, et la chute des empires. Les archives, les journaux d’époque, les lettres impériales ont peu à peu révélé les contours de son influence réelle, souvent noyée dans les rumeurs. C’est dans cette tension entre fait historique et légende noire que se dessine le destin hors norme de Raspoutine.
Le règne de Nicolas II s’ouvre dans une Russie tiraillée. L’industrialisation bouleverse l’ancien ordre. Les tensions sociales s’accumulent. Et à la cour, un secret pèse lourd : l’héritier du trône, Alexis, est atteint d’hémophilie. Aucun traitement médical efficace ne semble l’apaiser. La tsarine Alexandra, d’origine allemande et profondément mystique, s’enfonce dans l’angoisse.
L’Empire russe, à la veille de 1900, est le théâtre de violents contrastes entre opulence aristocratique et misère paysanne. La montée du marxisme, les grèves, et l’échec de la guerre russo-japonaise de 1904 ont déjà fissuré la légitimité du tsar. La famille impériale, quant à elle, vit dans un isolement croissant, se méfiant autant de son peuple que des membres de sa propre cour. Ce climat d’angoisse généralisée a créé une demande quasi mystique d’un homme providentiel, capable de donner sens au chaos. À ce climat délétère s’ajoute un facteur essentiel : la crise de confiance entre le peuple russe et son tsar. Après la révolution de 1905, brutalement réprimée, l’opinion publique ne croit plus aux réformes promises. Les zemstvos, ces conseils locaux, sont muselés, et la Douma, à peine installée, se heurte à l’autoritarisme du régime. Le tsar, convaincu de son droit divin, refuse obstinément toute concession réelle, accentuant la fracture entre monarchie et société.
L’Église orthodoxe, jusque-là pilier du régime, entre elle aussi dans une ère de discrédit. Des tensions internes, des affaires de corruption, et l’apparition de nouveaux courants spirituels minent son autorité. Dans ce vide spirituel et politique, la soif d’un guide providentiel se répand. Des figures religieuses alternatives, des pèlerins illuminés, des thaumaturges, circulent entre villes et campagnes. C’est dans cette ambiance de quête désespérée que Raspoutine devient audible, voire nécessaire.
Son apparence étrange, ses silences, son comportement à contretemps dérangent autant qu’ils attirent. Il arrive dans une capitale traversée par les théories mystiques, où la bourgeoisie éclairée s’ennuie et s’effraie en même temps. Raspoutine cristallise alors les espoirs irrationnels d’une société malade, en quête d’un messie national.
De la Sibérie à Saint-Pétersbourg, l’ascension d’un illuminé
De la steppe aux salons de la capitale
Raspoutine arrive à Saint-Pétersbourg vers 1905. On le dit prophète, faiseur de miracles, homme de Dieu. Son apparence négligée, sa voix grave, ses gestes imprévisibles intriguent les cercles aristocratiques. Il est introduit dans des salons où l’on mêle religion, ésotérisme et spiritisme. Ses talents de guérisseur, ou du moins d’apaisement psychologique, séduisent les cercles influents.
Le contraste entre ses origines rurales et les salons dorés de la noblesse pétersbourgeoise fascine les contemporains. On raconte qu’il hypnotisait ses interlocuteurs par son regard fixe et sa voix lente, presque incantatoire. Il étonne les femmes de la haute société par sa liberté de ton et son langage imagé, mélangeant paraboles bibliques et propos crus. Certains voient en lui un « moujik mystique », incarnation du peuple russe éternel, guidé non par l’intellect mais par l’intuition sacrée.
Il se lie d’amitié avec l’évêque Théophane, qui le présente au clergé de la cour. C’est par ces canaux qu’il est bientôt repéré par la famille impériale.

Le "miracle" d’Alexis : l’enfant, le sang et le starets
Au cœur du drame impérial russe, il y avait un enfant. Un petit garçon fragile, rieur mais menacé à chaque instant par une maladie invisible et implacable : l’hémophilie.
Né en 1904, Alexis Nikolaïevitch Romanov, unique fils de Nicolas II et d’Alexandra Feodorovna, héritier du trône impérial, portait dans son sang la marque funeste de sa lignée. Transmise par sa mère, arrière-petite-fille de la reine Victoria, la maladie affaiblissait ses jours, les suspendait à chaque chute, à chaque ecchymose. Ses articulations se gonflaient de sang, ses cris transperçaient les murs du palais, et les médecins se déclaraient impuissants.
Alexandra, rongée par la culpabilité et la douleur, s’enfonçait dans le mysticisme. Elle priait, consultait médiums et religieux. Et c’est dans cet état de désespoir, vers 1907, qu’elle entend parler d’un homme étrange venu de Sibérie, un certain Grigori Raspoutine, capable — disait-on — d’apaiser les souffrances par la seule force de la prière. Ce que les documents impériaux relatent ensuite tient de l’incroyable. L’enfant est à nouveau en proie à une hémorragie interne sévère, vraisemblablement à la suite d’une secousse ou d’un choc. L’état d’Alexis est critique. Il crie, pleure, gémit. Les médecins impériaux déclarent qu’il ne passera pas la nuit. Alexandra, dans une panique mêlée de ferveur, fait envoyer un télégramme à Raspoutine, qui n’est alors pas au palais.
Le starets répond par un simple message :
« Ne vous inquiétez pas. Dieu a vu vos larmes. L’enfant vivra. »
Et l’inexplicable survient : l’hémorragie cesse, les douleurs s’estompent, Alexis s’apaise. Au matin, il est toujours en vie. Mieux : il semble reprendre des forces. La tsarine est bouleversée. Elle envoie lettre sur lettre à son mari au front, répétant que "notre Ami" a sauvé leur fils, que Dieu s’est manifesté par sa voix.
« Ce fut comme un miracle », écrit Alexandra. « Alors que les médecins parlaient de mort, la fièvre tomba. Il dormit calmement. Je ne peux l’expliquer que par l'intervention divine. »
Ce n’était pas la dernière fois que Raspoutine serait sollicité. À plusieurs reprises, à distance ou en personne, il semble exercer une influence apaisante sur Alexis. Les médecins le constatent, sans pouvoir l’expliquer. Était-ce sa voix douce, son attitude rassurante, sa prière puissante ? Certains historiens modernes avancent une hypothèse pragmatique : Raspoutine aurait simplement exigé qu'on cesse l'administration d’aspirine, un anticoagulant alors prescrit, et dont les effets aggravaient les hémorragies. Ce choix seul aurait pu infléchir le cours des crises.
Mais pour la tsarine, la cause est entendue. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas de la science. C’est la main de Dieu, agissant à travers Grigori Raspoutine. Dès lors, il devient indispensable, un intercesseur sacré, dont la présence rassure, dont les conseils guident, et dont les ennemis sont ceux du trône.
Le confident de l’impératrice
L’influence d’un guérisseur devenu conseiller
Entre 1907 et 1914, Raspoutine multiplie les visites à Tsarskoïe Selo. Il entre sans protocole, tutoie la tsarine, bénit l’héritier. Il devient un élément central du cercle privé impérial. Alexandra le considère comme un envoyé de Dieu, capable de guider la destinée du trône. Nicolas II, plus réservé, accepte cependant sa présence, par amour pour son épouse et pour préserver la santé d’Alexis.
Les lettres d’Alexandra à Raspoutine sont nombreuses, empreintes d’une vénération quasi mystique et d’un langage affectif troublant. Dans ces échanges, elle l’appelle souvent "notre sauveur", "envoyé de Dieu", ou même "petit père", signe d’un attachement fusionnel. Cette relation devient un point d’ancrage émotionnel dans une vie marquée par l’angoisse, la solitude et l’impopularité croissante de la tsarine. Nicolas II, bien qu’inquiet des rumeurs, reste passif, préférant préserver la paix au sein du couple impérial plutôt que remettre en cause cet équilibre fragile.
Les faveurs, les réseaux et les intrigues
Au fil du temps, Raspoutine commence à influer sur les décisions politiques. Il recommande des ministres, écarte des prélats, soutient des réformes. À partir de 1915, lorsque Nicolas part sur le front, Alexandra assure la régence de facto. Et derrière elle, c’est Raspoutine qui chuchote les décisions. Sa puissance est informelle mais réelle.
Raspoutine utilise son influence pour promouvoir certains ecclésiastiques et ministres, comme le métropolite Pitirim ou Boris Sturmer. Son nom est cité dans de nombreuses lettres de recommandation, dans des décisions judiciaires, voire des interventions diplomatiques. Certains aristocrates cherchent à se rapprocher de lui, non par conviction, mais par opportunisme politique. Le Sénat, la Douma et même l’armée commencent à s’inquiéter de cette figure occulte qui semble tirer les ficelles du pouvoir.

Le démon de la décadence impériale
L’homme à abattre
La presse, les diplomates, les aristocrates voient en lui la figure du mal. Ils dénoncent son emprise, son immoralité, sa vulgarité. On l’accuse d’avoir des relations charnelles avec la tsarine, bien que rien ne le prouve. Il devient l’image même de la décadence du régime. En pleine guerre mondiale, son influence est perçue comme un danger national.
La presse libérale et monarchiste, autrefois soumise, commence à évoquer "le scandale Raspoutine", mettant en cause la dignité de la couronne. Des caricatures circulent, représentant le moine lubrique manipulant la tsarine comme une marionnette. Les ambassadeurs étrangers, notamment le britannique Buchanan et le français Paléologue, rapportent avec inquiétude son influence dans leurs dépêches. La pression monte dans l'entourage impérial pour l’éloigner, mais Alexandra oppose systématiquement un refus catégorique.
Une mort de légende
Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, Raspoutine est attiré au palais Ioussoupov sous prétexte d’un dîner. On tente de l’empoisonner au cyanure — sans effet. On lui tire dessus — il tombe, puis se relève. On lui tire de nouveau dessus — il s’effondre. Pour s’assurer de sa mort, ses assassins le jettent dans la Neva gelée. Lorsque le corps est retrouvé, dit-on, de l’eau est retrouvée dans ses poumons : il serait mort noyé, après avoir survécu aux balles. Le mythe était né.
Le déroulement de l’assassinat est connu grâce aux mémoires de Félix Ioussoupov, même si leurs versions sont souvent romancées. L’idée d’un empoisonnement suivi de plusieurs coups de feu puis d’une noyade a contribué à la légende d’un homme "invulnérable". Son autopsie, commandée dans la précipitation, a laissé planer de nombreuses zones d’ombre, favorisant les interprétations fantastiques. À sa mort, de nombreux Russes se réjouissent, croyant que l’ordre sera rétabli ; pourtant, l’Empire s’effondrera à peine deux mois plus tard.
Héritage, fantasmes et postérité
Raspoutine meurt quelques mois avant la Révolution de février 1917. Mais son image hante le crépuscule des Romanov. Il devient l’homme qui a précipité l’Empire dans le chaos, symbole commode des travers du régime. On l’accuse d’avoir miné la légitimité impériale, d’avoir manipulé l’esprit d’Alexandra, d’avoir perverti l’ordre.
La fascination pour Raspoutine ne faiblit pas après sa mort. Très vite, des rumeurs circulent selon lesquelles il aurait prédit la fin de la dynastie s’il était assassiné. Certains témoignages attribuent à ses dernières lettres des accents prophétiques, voire une lucidité glaçante sur le sort de la Russie impériale. Ces éléments, qu’ils soient authentiques ou embellis, renforcent le mystère autour de son personnage.
Dans les années 1920 et 1930, les exilés russes contribuent à la diffusion d’un portrait très noir de Raspoutine. Ils en font un symbole de la perversion morale qui aurait miné les fondations de l’Empire. À l’inverse, certains intellectuels le décrivent comme un bouc émissaire commode, sacrifié pour apaiser les colères populaires. Il devient un personnage de tragédie, à la fois manipulateur et manipulé, un homme dont le destin a croisé celui d’une monarchie en ruine.
Aujourd’hui encore, les études sur Raspoutine divisent. Certains chercheurs insistent sur ses liens troubles avec des groupes marginaux, ses pratiques sexuelles, sa violence supposée. D’autres y voient un mystique sincère, décalé mais non corrompu, dont la marginalité même explique sa séduction auprès d’une élite en perte de repères. À travers Raspoutine, c’est le miroir de la fin d’un monde que l’on continue d’explorer, entre fascination morbide et tentative d’explication historique.
Sources
- Alexandre Sumpf, Raspoutine, Perrin, 2016
- Carnet d’Histoire, Raspoutine, un moujik à la cour impériale de Russie, 2023
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