La Malinche : entre trahison, conquête et naissance du Mexique moderne

La Malinche interprète entre Cortés et Moctezuma dans un palais aztèque
Entre Moctezuma et Cortés, la Malinche au cœur de la conquête du Mexique.

Destin brisé et grandeur oubliée : La Malinche, entre trahison, pouvoir féminin et naissance d’un nouveau Mexique.

Une enfant volée aux siens, née entre deux mondes

Il y avait, au cœur du golfe du Mexique, une contrée luxuriante de lagunes et de montagnes où naquit une enfant appelée Malinalli. Son nom venait de l’herbe tressée, symbole de vie. Elle était née dans une noble famille nahua, près de l’actuelle Coatzacoalcos, dans les provinces orientales de l’empire mexica. Mais son destin n’allait pas être celui d’une épouse ou d’une prêtresse. À la mort de son père, sa mère se remaria et lui préféra un demi-frère plus jeune. Malinalli fut écartée, puis donnée, peut-être vendue, à des marchands mayas. Elle avait huit ou neuf ans.

Son nom complet aurait été Malinalli Tenépatl, un prénom lié au calendrier rituel tonalpohualli. Dans les traditions nahuas, les enfants nés sous le signe de l’herbe tressée étaient considérés comme dotés d’un destin sinueux, parfois instable, toujours mêlé d’ambiguïté. Cette ambivalence semble avoir suivi Malinalli tout au long de sa vie, la plaçant constamment à la croisée des chemins.

Elle passa alors une partie de sa jeunesse comme servante dans des cités mayas du Yucatán, apprenant une nouvelle langue, de nouveaux dieux, et peut-être une nouvelle peur. Quand les Espagnols débarquèrent en 1519 sur les plages chaudes de Tabasco, ils reçurent vingt jeunes esclaves en tribut, parmi lesquelles une adolescente mince au regard vif : Malinalli. Le prêtre Jerónimo de Aguilar parlait le maya, les conquistadors parlaient l’espagnol — mais personne ne comprenait le nahuatl, langue des seigneurs mexicas. Elle, si. En quelques jours, elle devint le chaînon manquant. Elle fut rebaptisée Marina. Elle n’était plus Malinalli, l’herbe : elle était devenue la voix.

Les marchands mayas la conduisirent vers les côtes du golfe, là où les langues et les dieux s’entremêlaient, au sein de réseaux commerciaux qui précédaient de loin l’arrivée des Européens. Elle apprit très tôt à lire les regards, à survivre dans l’ambiguïté, à écouter sans parler. Ce silence imposé allait bientôt se muer en une puissance redoutable : la maîtrise des mots.

Les Espagnols, en quête d’or et d’alliés, n’avaient aucune idée de la complexité des sociétés qu’ils allaient affronter. La jeune Marina fut perçue d’abord comme une esclave utile, puis comme une clé politique. Elle fut offerte à Cortés avec indifférence, mais lui comprit rapidement ce que sa parole pouvait lui apporter : elle était plus précieuse que l’or.

Le trio du destin : Malinche, Cortés et Moctezuma

Un pont entre deux empires

Entre Cortés et Moctezuma, il n’y eut pas seulement des messages, des plumes et de l’or. Il y eut des regards, des silences et des pièges. Dans cet entre-deux, Marina joua le rôle d’une interprète mais aussi d’un pont. Elle traduisait non seulement les mots, mais les intentions, les codes, les métaphores. Elle expliquait à Cortés que les présents de Moctezuma — plumes de quetzal, disques d’or, robes brodées — n’étaient pas des cadeaux, mais des avertissements masqués.

Elle savait que chaque mot mal traduit pouvait entraîner une guerre ou briser une alliance. Les Mexicas, maîtres d’un empire guerrier, usaient d’un langage rituel complexe, où la politesse dissimulait souvent la menace. Marina dut apprendre à décoder ces strates culturelles, à interpréter les gestes, à faire sentir à Cortés ce qu’aucun mot ne disait.

Quand les Tlaxcaltèques, ennemis héréditaires des Mexicas, proposèrent une alliance aux Espagnols, c’est Marina qui facilita les négociations. Elle expliquait les coutumes, anticipait les malentendus. Grâce à elle, Cortés comprit que l’Empire aztèque était loin d’être monolithique : ses peuples soumis, ses cités vassales, ses tributs sanglants formaient une mosaïque instable. Marina n’était pas qu’un passe-voix. Elle était l’aiguille qui recousait deux toiles.

Les alliances passées avec les Tlaxcaltèques, les Totonaques et d’autres cités furent autant d’échecs pour la domination mexica qu’un triomphe pour Cortés. Et pourtant, sans Malinche, ces ententes auraient été vouées à l’incompréhension. Elle permit à Cortés de se comporter non pas en brute, mais en stratège, utilisant les fractures indigènes comme levier de conquête.

Plusieurs sources suggèrent que Marina anticipait les enjeux plus rapidement que certains officiers espagnols. Elle comprenait l'honneur des nobles nahuas, les tabous religieux, les tensions tribales. Par sa seule parole, elle sauva parfois l’armée espagnole du désastre.

Une parole féminine dans la guerre

Lors du massacre de Cholula, épisode clé de la conquête, les sources divergent. Certains disent que Marina aurait reçu la confession d’une noble cholulèque qui lui aurait révélé un complot visant à tuer les Espagnols lors d’une cérémonie. Marina, alertée, aurait averti Cortés à temps. Ce dernier fit alors enfermer les chefs de la ville et ordonna leur exécution. Était-ce un piège avéré ou une manipulation préventive ? L’histoire ne tranche pas. Mais ce que les chroniqueurs espagnols notent, c’est l’assurance avec laquelle Marina s’exprimait. Dans une société guerrière, patriarcale, coloniale, elle tenait tête à des hommes armés. Par sa parole, elle sauva des vies… et en fit perdre beaucoup d’autres.

Dans le cas de Cholula, certains chercheurs contemporains estiment que l’histoire de la trahison déjouée par Marina fut peut-

La Malinche se dévoile devant Cortés dans une chambre aztèque
La Malinche se dévoile devant Cortés — entre soumission, stratégie et séduction politique.

L’amante du conquérant

De la concubine à la mère d’un monde nouveau

Cortés, impressionné par sa vivacité, son efficacité et sa beauté, fit d’elle sa compagne. Elle le suivit jusque dans les montagnes du centre, à travers les lacs et les volcans, jusqu’au cœur de Tenochtitlan. Marina partagea sa tente, ses combats et bientôt son lit. Vers 1522, elle donna naissance à un fils : Martín Cortés, l’un des tout premiers métis du Mexique colonial. L’enfant, reconnu par son père, grandira avec un double héritage, à la frontière de deux mondes.

La relation entre Cortés et Marina n’était pas seulement charnelle ou utilitaire : elle fut aussi tactique. En faisant d’elle sa compagne, il scella une alliance symbolique avec les peuples indigènes, ou du moins en donna l’illusion. Le couple qu’ils formaient incarna aux yeux des témoins une union — forcée ou non — entre conquérant et conquise, colonisateur et colonisé.

Mais Marina n’était pas une épouse. Cortés épousera plus tard une noble espagnole. Marina, elle, fut donnée en mariage à un hidalgo, Juan Jaramillo. Elle vécut quelque temps dans une hacienda, retirée du tumulte. Elle meurt jeune, probablement vers 1529, dans un silence que l’histoire peine à combler. Son fils, lui, deviendra noble, militaire et symbole du mestizaje, cette fusion violente des peuples que la colonisation imposa.

Martín Cortés sera élevé partiellement en Espagne, reconnu légalement, et intégré à la noblesse. Mais il portera toujours l’ambiguïté d’un sang métissé, souvent admiré pour ses talents, mais jamais tout à fait accepté. À travers lui, Marina devint malgré elle la mère fondatrice d’un ordre nouveau, mêlant héritages ibériques et racines mésoaméricaines.

Ce destin familial, inscrit dans la chair même de son fils, montre que Marina ne fut pas seulement témoin de l’histoire, mais aussi génitrice d’une société nouvelle. En mettant au monde un enfant entre deux civilisations, elle fit de sa lignée un symbole vivant d’une ère tragique et fondatrice. Cette maternité, souvent oubliée, fut l’un de ses actes les plus puissants.

Une figure ambivalente dès son vivant

Dès son époque, Marina suscita fascination et trouble. Bernal Díaz del Castillo, dans sa Véridique Histoire de la Conquête, la loue comme une femme exceptionnelle, indispensable à la conquête. Mais d’autres voix, plus tard, la désigneront comme « la traîtresse ». Pourquoi ? Parce qu’elle a parlé, parce qu’elle a aimé, parce qu’elle a survécu ? L’écho de ses choix traverse les siècles. Elle incarne ce que tant de peuples colonisés refusent d’admettre : qu’une femme, indigène, puisse avoir été l’instrument — ou l’actrice — de leur propre soumission.

Les Espagnols, tout en la respectant, ne lui accordèrent jamais la place qu’elle méritait dans les récits officiels. Les chroniqueurs masculins, même admiratifs, la réduisirent souvent à son utilité fonctionnelle. Mais son nom revient sans cesse dans les récits, preuve que sa présence hantait les mémoires.

Chez les peuples indigènes, l’image de Malinche était plus trouble. Elle avait parlé la langue de l’ennemi, elle avait couché avec lui, elle lui avait donné un fils. Était-elle la voix des dieux ou l’écho de la domination ?

Aujourd’hui encore, l’ambiguïté morale que porte Marina fait d’elle une figure profondément moderne. Elle interroge la responsabilité individuelle dans un contexte de contrainte. Elle incarne les zones grises de l’histoire, ces interstices où les héros et les traîtres se confondent.

Entre mythe national et malédiction

La mère symbolique du Mexique

La mémoire collective mexicaine ne sut jamais vraiment où placer La Malinche. Elle fut tour à tour la mère de la nation, ancêtre du métissage, mais aussi « la chingada », l’offrande violée, la traîtresse. Dans la langue espagnole du Mexique, « malinchismo » désigne aujourd’hui encore la préférence accordée à l’étranger au détriment de sa propre culture. Ce rejet tient autant de la peur identitaire que du refus de l’Histoire telle qu’elle s’est imposée.

Le traumatisme de la conquête hante encore la conscience collective mexicaine, et La Malinche en est le visage féminin. Elle est à la fois origine et faute, blessure et matrice. L’exil intérieur qu’elle a vécu, d’abord enfant arrachée, puis femme offerte, résonne avec l’histoire du Mexique lui-même.

L’expression « la chingada » n’est pas seulement une insulte : elle condense une violence fondatrice, celle d’un peuple violé par un autre. En faisant d’elle une allégorie de cette soumission, les Mexicains ont projeté sur elle leurs douleurs les plus profondes. Pourtant, elle n’a jamais parlé d’elle-même : c’est toujours autrui qui l’a nommée.

Des artistes, des écrivains et des pédagogues essaient aujourd’hui d’introduire la complexité de Marina dans les programmes scolaires. Des documentaires lui sont consacrés, des poèmes lui redonnent une voix. Mais le débat reste vif : faut-il la vénérer, l’excuser, ou tout simplement la comprendre ?

La récupération politique et littéraire

Au XXe siècle, des artistes et des intellectuels s’efforcent de réhabiliter La Malinche. Octavio Paz, dans Le Labyrinthe de la solitude, en fait un symbole de la conscience mexicaine : celle d’un peuple né dans le viol et la douleur. Elena Garro, Rosario Castellanos, Cherríe Moraga, entre autres, revisitent son parcours à travers une perspective féministe ou décoloniale. Marina devient alors une voix féminine qui traverse l’histoire, une survivante d’un monde englouti, une femme contrainte d’exister entre les lignes du pouvoir.

Octavio Paz, en analysant la figure de La Malinche, évoque une blessure existentielle : celle d’un pays né dans la honte, mais qui cherche à se réconcilier avec ses origines. Il ne la condamne pas, mais il la questionne, dans une prose dense et douloureuse. D’autres auteurs, comme Laura Esquivel ou Carlos Fuentes, s’inspireront de son destin pour revisiter l’histoire de la conquête sous un regard féminin.

Les mouvements féministes latino-américains ont vu en elle une femme victime du patriarcat colonial. Certains y voient même une proto-héroïne, consciente de sa valeur et déterminée à exister malgré les chaînes. Marina devient alors le miroir d’un combat ancien : celui des femmes pour se faire entendre, dans un monde d’hommes et de violence.

Dans les arts visuels, elle renaît sans cesse : fresques de Diego Rivera, peintures modernes, performances scéniques. Elle est peinte tantôt nue, tantôt habillée, tantôt silencieuse, tantôt criante. Son image devient un palimpseste : chaque époque y inscrit ses peurs, ses espoirs, ses questions.

Sources et bibliographie

Christian Duverger, Cortés, Éditions Tempus / Perrin, 2019

Europe 1, « La Malinche, l’interprète autochtone de Hernán Cortés », émission Au cœur de l’Histoire, 2021

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