Pillage du patrimoine irakien : Mésopotamie, musée de Bagdad, Daech et la bataille pour la mémoire
L’invasion et le mensonge fondateur
Le vent chargé de sable danse sur les ruines d’Ur, de Ninive, de Nimrud. L’Irak, terre d’argile et de mémoire, abrite les premiers mots de l’humanité, les premières villes, les premiers empires. De Sumer à Babylone, de Lagash à Akkad, chaque pierre, chaque tablette, chaque statue raconte une histoire vieille de plus de cinq millénaires.
Mais au XXIe siècle, c’est une autre histoire que ces vestiges ont été forcés de raconter : celle d’un pillage sans précédent, né du chaos moderne.
En mars 2003, les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak. Officiellement, l’objectif est clair : neutraliser les armes de destruction massive prétendument détenues par Saddam Hussein. Une menace imminente, affirmait-on à Washington et à Londres, pour justifier une guerre dite « préventive ». Mais aucun arsenal nucléaire, chimique ou biologique ne sera jamais découvert. La raison invoquée s’effondre, et l’Histoire retiendra surtout un mensonge lourd de conséquences.
La chute du régime ouvre la voie à une période de désordre violent. Tandis que les ministères sont incendiés, que les commissariats sont désertés et que les militaires américains sécurisent en priorité les installations pétrolières, le Musée national d’Irak, au cœur de Bagdad, reste sans surveillance. Et ce lieu, qui conserve parmi les plus anciennes traces de la civilisation humaine, devient le théâtre d’un saccage.
Le grand saccage du patrimoine irakien
Du 10 au 12 avril 2003, des pillards forcent les portes, brisent les vitrines, fouillent les réserves. Entre 13 000 et 15 000 objets sont volés. Certains sont détruits sur place. Parmi les pièces disparues : des tablettes cunéiformes, des statuettes sumériennes, des vases cérémoniels, des bijoux royaux, des objets funéraires vieux de 3 000 à 5 000 ans, et même des objets uniques comme la fameuse tête de la déesse Inanna. C’est un traumatisme. Donny George Youkhanna, directeur du musée, dira plus tard :
« Ce n’est pas le pillage qui m’a le plus blessé, c’est le silence du monde. C’était l’histoire de l’humanité, et on l’a laissée sans défense. »
Mais ce pillage, aussi symbolique soit-il, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Car dans les mois et années qui suivent, ce sont des milliers de sites archéologiques, disséminés à travers tout le pays, qui sont la cible d’un pillage organisé et systématique. L’Irak compte plus de 12 000 sites répertoriés, et potentiellement encore bien plus non explorés. Les images satellites montrent des zones criblées de trous, comme un sol mitraillé par des taupes géantes. Des réseaux se forment, structurés, parfois équipés de cartes et de détecteurs, pour extraire clandestinement des objets anciens destinés au marché noir international.
Restitutions, erreurs et batailles diplomatiques
Les autorités irakiennes, affaiblies par la guerre, peinent à contenir l’hémorragie. La communauté internationale intervient peu à peu. Interpol, l’UNESCO, les douanes américaines, européennes et asiatiques sont mises en alerte. Entre 2003 et 2010, les États-Unis restituent environ 1 500 pièces. En 2008, un ensemble de 638 objets, dont des statues, des pointes de lance et des poteries du IIIe millénaire av. J.-C., est rapatrié en Irak. Mais cette livraison provoque un scandale : les objets disparaissent à l’arrivée. Deux ans plus tard, ils sont retrouvés… stockés par erreur dans un entrepôt de matériel de cuisine, mal étiquetés par l’armée américaine.
Parmi les restitutions majeures, on retrouve également une statue sans tête du roi Entéména de Lagash (vers 2400 av. J.-C.), des tablettes cunéiformes, et des bijoux royaux attribués à la nécropole de Nimrud. Les pièces avaient été volées en avril 2003, revendues sur les circuits clandestins, parfois passées entre plusieurs mains avant d’être saisies par les douanes.
Daech et la destruction méthodique de la mémoire
Mais l’histoire de ce désastre ne s’arrête pas à l’occupation américaine. À partir de 2014, un autre drame s’abat sur le patrimoine irakien : l’État islamique. Le groupe terroriste s’empare de vastes régions du nord de l’Irak, dont Mossoul, et entreprend une destruction méthodique de nombreux sites archéologiques. À Nimrud, des bulldozers rasent les palais assyriens. À Hatra, des explosifs détruisent des temples antiques classés au patrimoine mondial. À Mossoul, le musée est saccagé. Les statues monumentales sont brisées à coups de masse, dans une mise en scène filmée, diffusée comme une victoire contre « l’idolâtrie ».
Ce n’est plus du vol : c’est une entreprise de terreur culturelle. L’UNESCO parle de « nettoyage culturel ». Le monde, une nouvelle fois, est sidéré. Mais là encore, une part des destructions cache un autre commerce : des objets sont vendus clandestinement par Daech pour financer ses opérations. Des réseaux de trafics d’antiquités apparaissent en Syrie, en Turquie, au Liban, et au-delà. Le passé mésopotamien devient marchandise sanglante.
À partir de 2017, avec la reconquête de Mossoul et la défaite territoriale de Daech, des missions archéologiques, des ONG, et des équipes de l’UNESCO reviennent sur les sites dévastés. À Nimrud, des fragments de taureaux ailés sont extraits des gravats. À Mossoul, les travaux de restauration commencent. Mais l’ampleur des pertes est immense, et parfois irrémédiable.
En 2021, un tournant majeur a lieu : les États-Unis restituent à l’Irak plus de 17 000 objets anciens, la plus grande restitution jamais effectuée. Ce lot comprend de nombreuses tablettes cunéiformes, des sceaux, des bijoux, et surtout une pièce exceptionnelle : une tablette de l’Épopée de Gilgamesh, texte fondateur de la littérature mondiale. Cette tablette, datée d’environ 1600 av. J.-C., avait été introduite illégalement aux États-Unis et exposée dans un musée privé à Washington. Sa restitution marque un acte fort de réparation. Elle est désormais conservée au Musée national d’Irak, dans une salle protégée et climatisée.
Reconstruire, restituer, transmettre
En parallèle, plusieurs musées européens (notamment en Allemagne et au Royaume-Uni) sont confrontés à une pression croissante pour restituer des objets acquis durant l’époque coloniale. En 2022, le musée Vorderasiatisches de Berlin accepte de restituer plusieurs pièces d’origine irakienne, parmi lesquelles des fragments de bas-reliefs et des inscriptions.
Aujourd’hui, malgré ces victoires, le bilan reste lourd. On estime que plus de 60 % des objets volés depuis 2003 restent introuvables. Certains circulent encore sur le marché clandestin. D’autres sont cachés dans des collections privées, protégées par l’opacité juridique et la complaisance de certains acheteurs. Le patrimoine irakien demeure l’un des plus touchés au monde par les destructions et les trafics.
Le Musée national d’Irak, à Bagdad, a rouvert ses portes en 2014 après d’importants travaux de restauration. Il accueille à nouveau des visiteurs, des chercheurs, des scolaires. Il expose plusieurs milliers de pièces, certaines retrouvées, d’autres restaurées. Mais des centaines d’objets manquent toujours à l’appel. Et les cicatrices, elles, ne se referment pas.
En 2015, Irina Bokova, alors directrice générale de l’UNESCO, déclarait :
« La destruction du patrimoine est une stratégie de purification culturelle. C’est un crime de guerre. »
Et pourtant, malgré la violence, malgré les pertes irréparables, malgré l’indifférence souvent trop longue du monde, un espoir demeure.
L’Irak, meurtri mais debout, recommence à fouiller sa terre. Des archéologues irakiens, souvent formés à l’étranger ou revenus d’exil, reprennent le travail interrompu. Avec des budgets modestes, mais une détermination farouche, ils nettoient, restaurent, documentent ce qu’ils peuvent sauver. Le sud du pays, autour d’Ur, de Girsu ou de Lagash, voit refleurir de nouvelles campagnes de fouilles, parfois en coopération avec des équipes françaises, italiennes ou britanniques. À Mossoul, à Nimrud, les projets de reconstruction avancent, lents mais constants. Chaque fragment extrait du sol, chaque tablette réassemblée, chaque inscription déchiffrée est une victoire contre l’oubli.
Les restitutions, elles aussi, se multiplient. Certes, des milliers de pièces manquent toujours à l’appel. Mais le vent a tourné : les institutions internationales, les musées occidentaux, les collectionneurs eux-mêmes prennent conscience, parfois tardivement, que l’Histoire ne s’achète pas. Qu’elle ne se possède pas. Elle se conserve. Elle se transmet.
Et c’est là que réside peut-être le vrai sens de cette lutte : faire en sorte que les civilisations mésopotamiennes ne soient pas seulement étudiées, mais comprises, reconnues comme un pilier fondamental de l’héritage commun de l’humanité. La Mésopotamie n’est pas qu’une affaire de spécialistes. Elle est notre mémoire à tous. Là sont nés les premiers codes de lois, les premières villes, l’écriture, les premiers mythes. Là s’écrivait l’Épopée de Gilgamesh quand l’Europe n’existait même pas. Là se déroulait l’Histoire alors que le reste du monde dormait encore dans les brumes de la préhistoire.
Il faut espérer que cette mémoire, désormais plus visible, mieux défendue, inspirera une prise de conscience durable. Il faut espérer que les destructions cesseront, que les armes ne viendront plus troubler les ruines, que les fanatiques de tous bords, qu’ils soient mercantiles ou idéologiques, cesseront de faire commerce ou cible du passé. Il faut espérer qu’un enfant irakien, demain, puisse contempler une tablette cunéiforme dans son musée, non pas comme un vestige lointain, mais comme un témoignage vivant, enraciné dans sa terre et dans sa langue.
Car tant que l’on fouille, tant que l’on restaure, tant que l’on raconte, la barbarie n’a pas totalement gagné.
Sources bibliographiques
-
The Rape of Mesopotamia: Behind the Looting of the Iraq Museum
– Lawrence Rothfield
Une enquête minutieuse sur le saccage du musée de Bagdad en 2003 et ses implications politiques et culturelles. -
Cultural Heritage and Mass Atrocities
– James Cuno & Thomas G. Weiss (éditeurs)
Une réflexion collective sur la destruction délibérée du patrimoine culturel et les réponses internationales. -
Halte à la destruction du patrimoine au Moyen-Orient
– Cécile Michel
Un état des lieux rédigé par une assyriologue française, témoignant des dégâts infligés aux sites d’Irak et de Syrie.
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Où as tu trouvé ces infos ?
RépondreSupprimerPrincipalement les revus, infos et mes petits contacts qui sont dans le milieu... Et puis je connais pas mal ce monde là!!!
RépondreSupprimerVoici les tof du tresor vole http://www.yousif.ws/play-545.html
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