Aspasie de Milet : l’étrangère qui a influencé Périclès et bouleversé Athènes
Découvrez Aspasie de Milet, intellectuelle influente et compagne de Périclès, figure féminine majeure de l'Athènes classique du Ve siècle av. J.-C.
Table des matières
- Prologue — La dernière nuit de Périclès
- Une étrangère à Athènes
- Une femme libre… donc suspecte ?
- Aspasie et Périclès : une union hors du commun
- Une femme jugée en place publique
- Une intellectuelle dans les dialogues de Platon
- Après Périclès, l’ombre puis l’oubli
- Une figure féministe majeure de l’Histoire antique ?
Prologue — La dernière nuit de Périclès
Athènes suffoque. Sous un ciel voilé de poussière, la ville gémit, ravagée par la peste. Ce fléau, brutal et aveugle, emporte les citoyens comme les esclaves, sans distinction. Les temples sont pleins de prières muettes, les rues désertées par la peur. La démocratie, en crise, chancelle.
Dans une maison retirée, un homme s’éteint. Périclès, stratège et architecte du siècle d’or athénien, agonise, isolé, abandonné par la chance et la politique. À son chevet se tient une femme qui n’a jamais eu droit de cité, mais qui a marqué son règne : Aspasie de Milet. Elle ferme ses paupières, sans larmes. Elle sait que le deuil ne lui donnera ni reconnaissance, ni place dans les livres. Et pourtant, elle est là, au cœur de l’Histoire.
Une étrangère à Athènes
Aspasie naît à Milet, une cité ionienne de la côte d’Asie Mineure. À Milet, les femmes ont souvent accès à une éducation plus poussée qu’à Athènes. C’est peut-être ce terreau culturel plus souple qui l’a formée à l’art du discours, à la philosophie, à la rhétorique.
À son arrivée à Athènes — probablement dans sa jeunesse — Aspasie devient une métèque, c’est-à-dire une étrangère résidant légalement dans la cité, sans toutefois bénéficier de la citoyenneté. En tant que femme et étrangère, elle n’a ni droits civiques, ni reconnaissance publique. Mais très vite, elle se distingue.
Elle ouvre un salon, une sorte de cercle intellectuel avant l’heure, où philosophes, artistes, et politiciens viennent échanger. Parmi ses visiteurs réguliers, on compte Socrate, Anaxagore, et d’autres figures majeures de l’intelligentsia athénienne. Elle acquiert une réputation exceptionnelle pour une femme dans cette société patriarcale : celle d’une brillante oratrice, d’une penseuse libre, capable de tenir tête aux plus grands esprits de son temps.
Une femme libre… donc suspecte ?
Très vite, la liberté de ton et d’esprit d’Aspasie fait d’elle une cible. Les Athéniens, peu habitués à voir une femme instruite s’exprimer en public, la rangent dans une catégorie ambiguë : celle des hétaïres.
Dans la société athénienne, une hétaïre n’est pas une prostituée au sens vulgaire du terme. Il s’agit d’une femme libre, généralement étrangère, cultivée, qui peut converser avec les hommes, tenir salon, accompagner leurs banquets, et vivre de cette compagnie. Elle se distingue des pornai, les prostituées de rue soumises à la surveillance stricte des bordels.
Aspasie partage plusieurs traits avec les hétaïres : elle est indépendante, visible dans l’espace public, et fréquente les cercles politiques et intellectuels masculins. Cela suffit à certains pour la classer parmi elles, parfois avec admiration, parfois avec mépris. Les auteurs comiques comme Aristophane en font une figure provocante et sulfureuse. D’autres l’accusent même de pervertir les femmes athéniennes en les incitant à l’indépendance.
Mais cette étiquette repose moins sur des faits établis que sur des fantasmes sociaux. Il n’existe aucune preuve qu’Aspasie ait exercé une activité de courtisane au sens propre. Ce qualificatif d’“hétaïre” révèle surtout le trouble qu’elle suscitait : dans une société où les femmes devaient rester dans l’ombre, elle osait penser, parler, débattre — et cela seul suffisait à la faire passer pour dangereuse.
Aspasie et Périclès : une union hors du commun
C’est au début des années 440 av. J.-C. qu’Aspasie entre dans la vie de Périclès. Stratège en chef de la démocratie athénienne, veuf, il est alors au sommet de son influence. Leur liaison choque l’opinion publique. Non seulement Aspasie est une étrangère, mais elle est également perçue comme une courtisane, ce qui, aux yeux de l’aristocratie athénienne, rend cette union encore plus scandaleuse.
Contre toutes les normes sociales, Périclès décide de vivre avec elle, publiquement. Il quitte son domicile et s’installe chez Aspasie. Ils auront un fils, Périclès le Jeune, qu’il fera exceptionnellement reconnaître comme citoyen par un décret spécial — une mesure extraordinaire qui témoigne de l’attachement profond qu’il avait pour elle.
Aspasie ne se contente pas d’être sa compagne. Elle joue un rôle actif dans sa carrière politique. Plusieurs sources antiques, notamment Plutarque, affirment qu’elle l’aidait à rédiger ses discours ou à élaborer ses idées. Son influence intellectuelle était suffisamment reconnue pour que certains lui attribuent une responsabilité dans la politique étrangère de Périclès — notamment dans le déclenchement de la guerre contre Samos. En tant que Milésienne, Aspasie était en lien culturel avec cette île rivale d’Athènes, ce qui alimenta les soupçons.
Une femme jugée en place publique
En 438 av. J.-C., une affaire éclate : Aspasie est accusée d’impiété et même de proxénétisme, notamment par le poète comique Hermippe. Ce type de procès était fréquent à Athènes contre les figures qui dérangeaient, et derrière ces accusations, c’est aussi Périclès qui était visé.
Ce dernier aurait plaidé en personne pour elle, les larmes aux yeux, selon certains auteurs antiques. Grâce à son intervention, Aspasie aurait été acquittée. Ce procès révèle le poids qu’elle avait pris dans la vie publique, au point de devenir un enjeu politique majeur. Pour ses ennemis, elle symbolisait une féminité subversive, étrangère, intellectuelle — et donc dangereuse.
Une intellectuelle dans les dialogues de Platon
Aspasie apparaît même dans la littérature philosophique. Dans le Ménéxène de Platon, Socrate affirme — non sans ironie — que le discours funèbre qu’il rapporte lui a été enseigné par Aspasie elle-même. Platon y joue sur l’ambiguïté, mêlant satire et hommage. Mais ce passage confirme une chose : Aspasie était associée à la rhétorique et à l’art du discours, au point d’apparaître dans les textes majeurs de la philosophie grecque.
Même si Platon ne la cite pas comme philosophe, son inclusion dans un dialogue socratique témoigne du rôle qu’elle jouait dans l’imaginaire intellectuel athénien.
Après Périclès, l’ombre puis l’oubli
Après la mort de Périclès en 429 av. J.-C., Athènes entre dans une période de profonde instabilité. La guerre du Péloponnèse contre Sparte, commencée en 431, s’intensifie. Le décès de son stratège emblématique affaiblit le moral de la cité, déjà ravagée par la peste. Les institutions démocratiques, éprouvées, vacillent entre factions rivales, populisme et violence.
Aspasie perd alors son protecteur le plus puissant. Elle disparaît quelque temps des sources, mais Plutarque rapporte qu’elle aurait ensuite vécu avec Lysiclès, un marchand devenu homme politique, probablement issu de la classe populaire. Aspasie aurait contribué à son ascension politique en l’initiant à l’art du discours et de la persuasion. Ensemble, ils auraient eu un fils. Ce second compagnonnage montre qu’Aspasie ne se retirait pas de la vie publique, mais poursuivait, discrètement, son influence dans les sphères du pouvoir.
Lysiclès n’a pas connu le même destin que Périclès. Stratège d’un jour, il fut tué lors d’une expédition militaire. Le silence retomba alors définitivement sur Aspasie. Aucune source ne relate ses dernières années. On ne sait ni quand ni comment elle est morte. Mais son souvenir allait traverser les siècles.
Une figure féministe majeure de l’Histoire antique ?
Aspasie n’a pas écrit. Elle n’a pas voté. Elle n’a jamais pris la parole à l’Assemblée. Et pourtant, elle a marqué l’histoire de la démocratie la plus emblématique de l’Antiquité. Elle l’a fait par la pensée, l’influence, la conversation. Dans une cité où les femmes devaient être invisibles, elle a été vue. Là où elles devaient se taire, elle a été entendue.
À bien des égards, elle peut être considérée comme une des premières grandes figures féminines intellectuelles de l’histoire occidentale. Non pas en tant que militante — le concept même de féminisme est anachronique — mais en tant qu’exemple vivant d’émancipation intellectuelle et sociale dans une société qui l’interdisait aux femmes.
Aspasie, en existant comme elle l’a fait, a ouvert un interstice dans l’ordre patriarcal grec. Sa vie, son audace, son esprit, ont inspiré respect et haine, admiration et moqueries. Ce que les femmes grecques ne pouvaient être — citoyennes, philosophes, oratrices — Aspasie l’a incarné en contournant les règles. Elle ne les a pas brisées, mais elle les a déplacées.
Aujourd’hui, elle est redécouverte comme un symbole de liberté intellectuelle. Non comme une héroïne parfaite, mais comme une femme réelle, ancrée dans les tensions de son époque, et qui, sans armes ni titre, a conquis un pouvoir dont peu d’hommes eux-mêmes ont pu se vanter.
Sources
Danielle Jouanna, Aspasie de Milet, égérie de Périclès, Fayard, 2005
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