Élisabeth Báthory : la Comtesse sanglante entre réalité et légende noire

Et si repartions entre légende et réalité. Voyageons dans la Hongrie du XVIe siècle. La pluie martèle la cime des arbres, et les éclairs révèlent, dans de brefs instants figés, une silhouette sombre dressée au sommet d’une colline : le château de Čachtice. On dit qu’il est maudit, que ses murs transpirent encore le sang des innocentes. Une jeune servante, blême, descend les escaliers, sa chandelle tremblante projetant sur les murs les ombres d’un théâtre funèbre. Elle marche vers une pièce dont nul ne sort jamais. Là, dans l’obscurité, l’attend une femme dont le nom seul suffit à glacer le sang : Élisabeth Báthory. Belle. Noble. Inflexible. Et selon la rumeur… immortelle, grâce au sang des vierges. Pour comprendre comment cette noble hongroise du XVIIe siècle a pu devenir une figure de cauchemar, il faut remonter dans le temps. Dans une époque troublée, où l’Europe centrale est en proie à des tensions religieuses, des guerres sans fin contre les Ottomans, et des croyances profondément ancrées dans le surnaturel. Nous sommes au cœur de la Hongrie féodale, où les grandes familles règnent sur leurs terres en despotes, où la justice est rendue par le glaive, et où les femmes de pouvoir suscitent fascination et crainte. C’est dans ce contexte que naît, en 1560, Erzsébet Báthory, future comtesse de Čachtice. Elle grandit au sein d’une des lignées les plus puissantes de Transylvanie, entourée de privilèges, d’éducation — elle parle plusieurs langues — mais aussi de violence. Certains récits affirment qu’elle aurait assisté, enfant, à des exécutions barbares. D’autres parlent de crises de rage, d’épilepsie, d’instabilité mentale. 

À 15 ans, elle épouse Ferenc Nádasdy, surnommé « le Héros Noir », célèbre pour sa brutalité sur les champs de bataille. En cadeau de mariage, elle reçoit le château de Čachtice. C’est là que tout commence. Lorsque son époux part guerroyer contre les Ottomans, Élisabeth se retrouve seule, maîtresse absolue du domaine. À cette époque, les grandes dames sont souvent chargées de la gestion des terres, des serviteurs, et même de la justice locale. Mais ce pouvoir, chez elle, semble se transformer en quelque chose de plus sombre. Les disparitions se multiplient. D’abord quelques servantes. Puis des jeunes filles venues des villages voisins, promises à une éducation noble ou à une place dans la maison. Elles n’en ressortent jamais. Les soupçons s’épaississent, mais personne n’ose accuser la comtesse. Le château de Čachtice devient un lieu de terreur. Les témoignages évoquent des supplices atroces : filles fouettées jusqu’à l’os, brûlées à l’aide de pinces chauffées à blanc, dénudées puis laissées à geler dans la neige, parfois même cousues vivantes dans la peau d’animaux. On raconte que la comtesse assistait à ces scènes, calme, attentive, comme si chaque cri lui insufflait une énergie nouvelle. Ce qui se passe dans les entrailles du château dépasse la simple cruauté. Ce n’est pas seulement de violence qu’il s’agit, mais d’un système. Une mécanique raffinée, cruelle, presque clinique dans son application. À mesure que les rumeurs grandissent dans les villages alentour, le quotidien de la comtesse s’enfonce dans l’horreur ritualisée. Ses méthodes évoluent, s’affinent. Les supplices ne sont pas distribués au hasard, mais semblent répondre à des pulsions très spécifiques : contrôle, domination, esthétisation de la douleur. L’horreur devient un art.

Dans une pièce attenante à ses appartements, surnommée plus tard par les chroniqueurs la « chambre rouge », Élisabeth Báthory aurait supervisé elle-même les tortures. Les jeunes filles y étaient déshabillées, nettoyées, examinées. La peau devait être lisse, la chair ferme, la victime jeune, sans marque ni défaut. Les préférées étaient blondes, aux joues roses, avec cette fraîcheur paysanne que la comtesse semblait mépriser autant qu’elle en était obsédée. Chaque nouvelle arrivée était une offrande. Et elle les recevait comme telles. Les sévices commençaient souvent par des tests de résistance. Elle les griffait au visage, les piquait avec des aiguilles, les fouettait jusqu’à les faire hurler, sans jamais briser la peau. Mais très vite, la retenue disparaissait. Des fers étaient chauffés à blanc pour être appliqués sur les paumes ou les seins. Des aiguilles plantées sous les ongles. On dit qu’elle aimait particulièrement utiliser des ciseaux pour découper des morceaux de chair. Dans d’autres cas, les victimes étaient forcées à se tenir nues sur la neige, arrosées d’eau glacée jusqu’à ce que la morsure du gel les fige dans une agonie muette. Parfois, elle les faisait attacher et flageller jusqu’à ce que la peau cède, que les muscles apparaissent. Elle observait. Elle notait. Car selon les témoignages, elle aurait consigné les détails de chaque supplice dans un carnet. Le ton de la voix, les réactions au début de la torture, l’odeur du sang, la durée avant la perte de conscience. Certains chercheurs modernes pensent qu’elle observait ses victimes avec un œil quasi médical, cherchant une sorte de science de la souffrance. Et plus l’horreur montait, plus elle semblait satisfaite. Ce n’était plus seulement un jeu cruel, mais une quête méthodique.

 

Mais le pire restait encore à venir : le sang. Ce fluide rouge devint rapidement l’obsession centrale de la comtesse. Tout semble converger vers lui. Il n’était plus seulement un effet secondaire, un résultat, mais la finalité. Elle le voulait pur, fluide, chaud. Elle le recueillait dans des bassines, dans des coupes d’argent, dans des tissus qu’elle appliquait sur sa peau. Elle en faisait des lotions, des compresses, peut-être même des potions selon les rumeurs. La fameuse scène de la gifle — celle où une servante l’aurait accidentellement blessée, la laissant éclaboussée de sang, persuadée ensuite que sa main avait retrouvé la jeunesse — hante tous les récits. Ce moment aurait été pour elle une révélation. Le sang n’était pas seulement un plaisir à verser, il devenait un élixir. La promesse de l’éternité. Certains témoins affirment qu’elle se faisait remplir de grandes cuves dans lesquelles elle se glissait nue. Des baignoires de pierre taillées sur mesure, placées dans les caves du château. Le rituel aurait été orchestré dans un silence total, la comtesse plongée dans ce bain de vie, les yeux fermés, les lèvres entrouvertes, absorbant le silence et la puissance de chaque goutte. Ce que la légende ne dit pas toujours, c’est que ces bains auraient pu aussi n’être que symboliques : une application, un frottement, une macération plus qu’une immersion. Mais dans l’imaginaire collectif, l’image est déjà trop forte. Une femme en robe blanche, nue sous la soie, se glissant lentement dans le sang chaud d’une vierge, ses cheveux noirs répandus autour d’elle comme une auréole infernale. La légende était née. Et elle était trop parfaite pour ne pas survivre.

Les méthodes ne se limitaient pas aux tortures physiques. Elle jouait aussi avec la peur. Elle enfermait certaines victimes pendant des jours, dans le noir complet, sans nourriture. Elle les forçait à observer les tortures des autres. Elle les faisait choisir les instruments qui les tueraient. Certains témoignages disent qu’elle pouvait faire preuve de douceur… juste avant de frapper. Qu’elle souriait pendant les supplices. Qu’elle caressait les cheveux des filles comme une mère aimante, avant de les laisser mourir. Elle oscillait entre tendresse et cruauté comme si elle testait les limites de l’âme humaine. Et tout cela n’était pas l’œuvre d’une femme seule. Autour d’elle gravitait un cercle restreint de domestiques fidèles, souvent femmes elles aussi, qui participaient, aidaient, voire prenaient plaisir à l’horreur. Le château tout entier semblait contaminé par cette atmosphère délétère, cette alchimie sanglante où chaque pierre avait vu couler la vie, chaque mur avait absorbé un cri.

Quand l’enquête royale finit par briser le silence, elle mit à jour un monde parallèle. Une cour de la mort, dissimulée dans le cœur d’une noble demeure. Et même Thurzó, habitué aux champs de bataille, en fut bouleversé. Ce qu’il découvrit dans les caves de Čachtice n’était pas une série de meurtres : c’était un empire de la souffrance. Un laboratoire du mal. La suite du procès est connue : jamais Élisabeth Báthory ne fut jugée en public. Trop noble pour être exécutée, trop scandaleuse pour être innocentée, elle fut murée vivante dans sa chambre du château. Elle y resta quatre années, seule, dans le silence, avant de mourir en août 1614. Pourtant, son nom ne disparut pas. Car dans les siècles qui suivirent, Élisabeth Báthory devint plus qu’un monstre : elle devint une légende. Des romans, des films, des jeux vidéo la ressuscitèrent, lui conférant une aura surnaturelle de vampire, d’icône gothique, de beauté immortelle et damnée. Aujourd’hui encore, ses ruines hantent les collines de Slovaquie, et son ombre flotte entre l’histoire et le mythe, quelque part entre vérité sanglante et cauchemar éternel.


Source: Valentine Penrose, La Comtesse sanglante


Découvrez d'autres histoires de la période Moderne en cliquant : ici


Retrouvez-nous sur Facebook en cliquant: ici

Retrouvez-nous sur Instagram en cliquant : ici


Un message à nous envoyer: lesitedelhistoire2@laposte.net


Toutes les images d'illustration appartiennent à l'auteur. Si vous voulez les utiliser, merci de bien vouloir demander l'autorisation par mail.

Commentaires