La Dernière Fugue de Léon Tolstoï où l'impossible choix philosophique entre la richesse et la pauvreté
II ne s'agissait point d'une de ces fugues pathologiques qui sont fréquentes chez les vieillards. En fait, c'était le dernier acte d'une tragédie poignante qui durait depuis plus de trente ans, et opposait l'écrivain à ses théories, à ses adeptes et à sa femme.
L'antagonisme farouche s'était d'abord fondé sur une situation conjugale critique, où la grandeur de la pensée se heurtait aux appétits matériels et légitimes de la famille. Plus prosaïquement, de grosses questions d'intérêt étaient en jeu. D'une part, il y avait une épouse irascible, Sofia, que les idées audacieuses et les folles prodigalités de son mari épouvantaient, et dont les principes d'économie étaient notoirement rigoureux. D'autre part, il y avait le riche romancier à très gros tirages, mais aussi l'apôtre de la pauvreté, le sociologue du « renoncement à la propriété ».
Certes, Tolstoï avait déchaîné à travers le monde ce fantastique mouvement d'émancipation humaine qui, aujourd'hui, bouleverse les routines de la vieille planète. Car il n'en faut point douter, son œuvre philosophique a porté les rudes coups de boutoir qui ont amené l'effondrement du trône des tsars. Mais ce « Jean-Jacques Rousseau de la Russie » était, dans sa vie privée, en contradiction flagrante et permanente avec ses théories généreuses. Ses nombreux ennemis, ses disciples mêmes, le lui reprochaient sans cesse, avec véhémence - justement d'ailleurs.
Loin de tout renoncement, il était immensément riche !
On s'indignait qu'il pût accepter de vivre dans l'opulence, nanti de titres et de privilèges, servi par douze domestiques, propriétaire de terres dont la superficie était celle d'un département français, lui, le réformateur de la société, le pontife du « christianisme tolstoien », l'auteur de ce terrible aphorisme que l'on osait à peine prononcer : « l'argent, c'est la violence ». Devait-il distribuer ses domaines et sa fortune aux moujiks dont la misère était ineffable ? Il n'y pouvait guère songer, car il avait treize enfants et vingt-cinq petits-enfants à sa charge.
Qu’il fut prolifique !
Il lui restait une solution draconienne : abandonner ses biens, sa famille, et aller vivre ailleurs une vie conforme à ses enseignements. II s'y décida une première fois en 1884. Mais il ne tarda pas à rentrer à lasnaïa-Poliana, la tête basse.
En 1891, il crut avoir trouvé un compromis habile : il se dépouillait de tous ses biens présents (évalués à 230 millions de francs-or environ) en faveur de sa femme et de ses enfants. Les gains provenant de ses œuvres littéraires, en cours ou futures, il en faisait don « au public ». Ce n'était là que l'apparence juridique de son « renoncement à la propriété » - une astuce de taille, en somme.
A la vérité, rien n'avait changé dans son fastueux train de vie, sauf qu’il dépendait désormais des siens.
Exaspéré par les attaques et les railleries, il fit une seconde fugue en 1897. II n'eut ni la force de caractère, ni la résistance physique d'être un humble parmi les humbles. Au fur et à mesure qu'il avançait en âge, il exécrait davantage l'ambiance de luxe qui l'entourait, et dont il ne pouvait raisonnablement se séparer. Les cinq dernières années de sa vie, le désaccord avec sa femme ne fit qu'empirer, jusqu'à créer un climat infernal. Au point que Sofia Andréievna contracta de graves troubles mentaux et dut subir un traitement psychiatrique. La malheureuse s'imaginait que, par testament caché, son mari entendait les spolier, ses enfants et elle-même. Dès lors, elle s'efforça, par les moyens les plus perfides de s'emparer du document inexistant.
Il avait raison… l’argent rend fou !
Les intimes de Tolstoï ont noté que, fidèle à son précepte fameux - « ne résistez pas au mal par la violence » - il ne se départit jamais d'une résignation parfaite à l'égard de Sofia. Cependant, ses nerfs s'exacerbaient...
Dans son Journal, il a relaté les circonstances pénibles qui provoquèrent sa troisième évasion, celle qui le conduisit à la mort : « Je me suis couché à 1 h30 ; j'ai dormi jusqu'à trois heures. Je me suis réveillé et, comme les nuits précédentes, j'ai entendu des portes qu'on ouvrait, et des pas. Les nuits précédentes, je n'avais pas regardé à ma porte ; cette fois-ci, j'ai jeté un coup d'œil. Je vois par les fentes une vive lumière dans le cabinet et je perçois un bruissement. C'est Sofia qui cherche quelque chose et qui, probablement, lit... De nouveau des pas ; la porte s'ouvre avec précaution, et elle passe. Je ne sais pourquoi cela provoque en moi, un irrésistible mouvement de dégoût, de révolte. Je voulais m’endormir ; je ne puis. Je me suis retourné dans mon lit, (…) Je ne puis rester couché et, tout d'un coup, je prends la résolution ferme de partir. Je lui écris une lettre ; je commence à emballer les objets les plus nécessaires. Que je puisse seulement partir ! Je réveille Douchan (son médecin), puis Alexandra (sa fille et disciple); ils m'aident à faire mon paquet. Je tremble à l'idée qu'elle pourra, de sa chambre, m'entendre sortir - scène, crise de nerfs - et alors, pas de départ. A 6 heures, tout est à peu près emballé. Je vais à l'écurie donner l'ordre d’atteler. Peut-être est-ce que je me trompe en me donnant raison, mais il semble bien que je sauvais, non pas Léon Nikolaiévitch (son nom en Russe), mais que je sauvais ce quelque chose qui, si peu que ce soit, existe en moi... »
A quatre-vingt-deux ans, s'en aller en troïka à travers la campagne couverte de neige, dans le matin glacé, c'était assurément un acte de pure folie dont se faisaient les complices inattendus, son médecin et ami, ainsi que sa plus jeune fille, Alexandra.
Il est probable que n'ayant pu fléchir la surexcitation du grand vieillard, ses deux proches aient pris le parti de l'accompagner, afin de veiller sur lui.
La nouvelle de la disparition insolite de l'écrivain universellement admiré, provoqua une immense stupéfaction.
Le gouvernement impérial, craignant que Tolstoï ne s'expatriât en France, ainsi qu'il en avait manifesté l'intention, ordonna que des recherches fussent immédiatement entreprises, et que les fuyards fussent « retenus », mais non arrêtés.
Retenus, ils le furent effectivement le 12 novembre, dans la petite ville d'Astapovo. Atteint de broncho-pneumonie, l'octogénaire s'alita aussitôt. L'endroit étant très pauvre, on ne trouva, pour le coucher décemment, que le petit lit de fer du chef de gare.
Pendant plusieurs jours il délira et s'évanouit fréquemment.
Sa famille accourut. Seule, Sofia ne fut pas admise auprès du moribond, afin de ne pas le commotionner dangereusement. Dans un wagon garé, transie de froid, elle dut attendre qu'il fût mort.
Ainsi, le génial écrivain, répondant à l'appel de son idéal, avait voulu à tout prix, fût-ce au prix de sa vie, faire le geste qui témoignait de la sincérité de sa pensée et de son cœur, avant de quitter le rude univers des hommes : mourir dénué de toute richesse.
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