Les églises sont-elles réellement la Bible des pauvres ?




L’évêque se rend sur le chantier de sa cathédrale, qui trouvera enfin bientôt sa conclusion. Ce matin, il a rendez-vous avec le maître d’œuvre pour s’entretenir du programme iconographique de l’édifice.

- Alors Maître ? Avez-vous fait de ma cathédrale une « Bible pour les pauvres » (1) ? Le décorum ne se conçoit pas autrement que comme un enseignement. Les docteurs de l’Eglise sont très clairs à ce sujet. Saint Grégoire dit que les images sont aux illettrés ce que les livres sont aux lettrés. Il y a peu, Saint Thomas d’Aquin expliquait les trois raisons d’employer les images : elles remplacent les livres pour les pauvres, elles s’inscrivent mieux dans les esprits que les mots et la dévotion est plus stimulée par le visuel que par l’ouïe.
- J’ai fait au mieux Monseigneur.
- Commençons par la lisibilité. J’espère que vous ne m’avez pas fait le coup de la colonne Trajane ? (2)
- C’est-à-dire ?
- L’empereur Trajan a érigé à Rome une colonne recouverte de fresques pour célébrer ses victoires contre les Daces. Elle mesure 40 mètres de haut et elle est juchée sur un piédestal de 5 mètres. Aucun humain ne peut observer les fresques.
- Non, ici pas de souci. Les décors se situent à proximité du regard. Regardez. Les vitraux narratifs, constitués de multiples petites scènes, se situent dans le déambulatoire. Ceux des fenêtres hautes montrent de grands personnages en pied bien lisibles. Les statues des façades sont proportionnées pour être visibles depuis le sol.
- J’espère que vous n’avez pas chargé le décor. Trop de représentations risquent de décourager le fidèle.
- Il faut ce qu’il faut Monseigneur.
- Et ce vitrail ? Que représente-t-il ? Je ne me souviens pas d’une scène de foire ou d’acrobates dans la Bible.
- Là ? C’est le roi David.
- Pourquoi marche-t-il sur les mains les pieds en l’air ? (3)
- Cette danse symbolise la Cène où le Christ offre son corps sous la forme du pain qu’il tient dans ses mains.
- Jamais entendu parler, ni vu, ce type de représentation.
- Normal, c’est tout récent. Ca figure dans le Pictor in Carmine. Ce manuel est innovant. Il dépoussière les conventions iconographiques.
- Les fidèles n’auront donc pas l’explication et ne comprendront pas la scène représentée. Ce n’est pas très pédagogique.
- Bof, pas plus que le vitrail de la chapelle expiatoire : une femme nue assise sur une urne portée par deux autres femmes (4). Alors c’est sûr, la femme à poil va attirer l’œil, mais le côté pédagogique, comme vous dites, excusez-moi.
- Pardon, il s’agit d’une vision du prophète Zacharie issue de la Bible (5), qui symbolise l’impiété des Juifs.
- Ce n’est pas à la portée du premier clampin venu.
- De toute façon, il y a des légendes.
- Mais les gens ne savent pas lire et elles sont en latin.
- Et alors ? Nous n’allons tout de même pas écrire en roman sur les vitraux de la maison du Seigneur. Voyons le portail central extérieur, celui qui traite du Jugement dernier. Il ne peut être plus explicite. Mais qu’est-ce que c’est que ça, là en bas à droite ? (6)
- Bah c’est le sein d’Abraham recueillant les âmes des défunts.
- Mais le sein d’Abraham est le séjour provisoire des justes et non le lieu de la résurrection des morts ! Ça donne une fausse lecture !
- Vous voulez qu’on la refasse ?
- Non. Tant pis. Et ces personnes ? Qui sont-elles ?
- C’est la famille royale et Monseigneur l’abbé. On les reconnait bien tout de même.
- Justement. Ils trônent comme assesseurs du juge divin au lieu d’être jugés comme le commun des mortels. C’est une hérésie !
- Tout de suite les grands mots.
- Ils ne sont pas seuls. Vous avez fait tout le who’s who ou quoi ? Qui est l’homme à droite du roi ?
- C’est vous Monseigneur.
- Ah ? Ah oui. Bon. Ce n’est pas une entorse très grave et puis c’est très ressemblant. Je suis sûr que sa Majesté sera flattée quand elle viendra dans ma cathédrale. C’est toujours bon à prendre. Par contre, pourquoi le roi apparaît deux fois ?
- Celui en bas, c’est Clovis.
- Clovis ? Mais que fait-il là ?
- C’est par à rapport à l’abbé vous comprenez…
- C’est bon. C’est une cathédrale pas une abbatiale. Qu’il se fasse sculpter des Clovis sur son portail au lieu d’envahir le mien. Détruisez la couronne et remplacez-la par une auréole. On dira que ce sera Job et ça passera. Au moins sur le portail de droite, on reconnait bien la scène de la seconde venue du Christ (6). En revanche, je ne comprends pas la présence de ces six colonnes représentant des prophètes et des patriarches.
- Les statues originelles ont été détruites lors des derniers saccages. Nous les avons remplacées par celle-ci.
- Ah oui. Les émeutes. J’en frisonne encore. Tout ça à cause de vulgaires taxes.
- Il faut les comprendre. Ce sont eux qui financent en partie la cathédrale.
- Et alors ? Cette splendeur rejaillira sur toute la ville et sera utile pour leur salut.

L’évêque prend congé du maître d’œuvre. Il dresse de sa visite un bilan assez décevant. Si les décors sont visibles pour les fidèles, il n’est pas certain que ceux-ci les comprennent à coup sûr, surtout quand des irrégularités s’en mêlent. Il hausse les épaules. Après tout que le fidèle s’y perde un peu n’a pas d’importance, dès lors qu’il est impressionné et submergé par la beauté du Christ.

1) L’expression est issue de la thèse d’Emile Male L’Art religieux du XIIIe siècle en France soutenue en 1898.
2) Voir les travaux de Paul Veyne
3) Exemple tiré de la cathédrale de Lincoln
4) Exemple tiré de la cathédrale d’Amiens
5) Zacharie V, 6-11
6) Exemple tiré de la cathédrale de Reims (voir image ci-contre : source wikipédia)



Sources
Texte : WIRTH Jean, « La cathédrale gothique : une Bible pour les illettrés ? », L’Histoire, n°452, octobre 2018, pp48-
Image : Portail de la cathédrale de Reims ; https://histoiresduniversites.files.wordpress.com/2017/06/p1080320.jpg

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