Au bon marché d'Aristide Boucicaut
Aristide Boucicaut nait le 14
juillet 1810 à Bellême dans l'Orne. Il est le fils d’un chapelier. A 18 ans, il
vend des bonnets sur les marchés. Il apprend les rudiments du commerce et de la
vente. En 1835, âgé de 25 ans, trouvant que la boutique de son père est trop
petite pour lui, il monte à Paris. Il n’est pas unique en son genre. La
capitale abrite de nombreux provinciaux venus chercher du travail et espérant
améliorer leur conditions sociales. Boucicaut trouve un emploi dans un magasin
nommé Au Petit Saint Thomas, rue du bac, comme commis drapier. Il y travaille
treize ans et gravit petit à petit les échelons au sein de la structure. Il
rencontre Marguerite Guerin, une jeune femme issue d’une famille de paysans de
Chalons et qui travaille dans une boucherie.
Dans les années 1830, la
bourgeoisie s’enrichit grâce au commerce. Ils ont les moyens de dépenser. A
Paris, les boutiques se regroupent au sein des passages couverts, lieu clos où
la bourgeoisie ne se mêle pas au reste de la population. Parallèlement, les
magasins de nouveautés, dont les façades donnent sur la rue, proposent des
articles de toutes sortes. La production de textile croit grâce à la
mécanisation des manufactures. En 1830, le Français Henri Timonier met au point
la machine à coudre. L’offre devient supérieure à la demande. Les producteurs
se retrouvent avec des tonnes de biens manufacturés qu’il leur faut écouler. La
bourgeoise possède les moyens financiers pour les acheter, tandis que le reste
de la population sombre dans la misère. La révolution éclate en 1838. Le Petit
Saint Thomas fait faillite et Boucicaut est licencié. Arrivé au pouvoir,
Napoléon III comprend tout l’intérêt d’améliorer les conditions économiques des
Parisiens pour éviter une nouvelle révolution et conserver son pouvoir.
Boucicaut s’associe avec Paul
Videau qui tient le magasin de textile, Le Bon Marché, rue du Bac. Il rompt
avec la logique marchande de l’époque. Les vendeurs cherchent à faire des
bénéfices en vendant leurs articles au prix le plus élevé. Boucicaut fait
l’inverse, il vend au prix le moins élevé pour attirer un grand nombre de
clients et vendre davantage de produits. Sur le long terme, il génère des
profits plus avantageux. Avec cette méthode, Boucicaut multiplie par dix les
revenus du magasin en huit ans. En 1863, effrayé par les procédés de son
associé, Videau préfère se retirer de l’affaire. Boucicaut souhaite moderniser
son magasin. Il veut reproduire le fonctionnement du Sun Building à New York,
un gigantesque bâtiment regroupant un nombre varié de marchandises. Profitant
des aménagements d’Hausmann, il achète de nombreux terrains autour de sa
boutique. Il désire une architecture très moderne. Pour ce faire, il s’adjuge
les services de l’ingénieur Gustave Eiffel et de l’architecte Louis Charles
Boileau. Son nouveau magasin ouvre en 1869. Les boutiques se regroupent au sein
d’un gigantesque palais de 50.000
m2 , au milieu des couloirs et des escaliers et sous un
toit de verre.
Le fonctionnement du Bon Marché
est révolutionnaire. L’entrée est libre. Le client n’est pas contraint à
acheter. Les rayons proposent des marchandises variées et de qualité. Le prix
est indiqué sur les articles. Les clients peuvent flâner et prendre leur temps.
Les clients doivent se sentir à l'aise pour rester le plus longtemps possible. Le
magasin se dote de nombreuses commodités : toilettes, salon de thé et de
lecture. Les vendeurs sont au service du client. Il faut tout faire pour lui
procurer du plaisir et créer le désir et l’envie d’acheter. Ainsi, le client a
la possibilité de regarder, de toucher et d’essayer les objets. Le toucher
procure l’envie de posséder l’objet. Les clients ont la possibilité de rendre
les articles s'ils ne leur plaisent pas. Cette stipulation a dû être
restreinte, car les clients rapportent les articles parfois des années après la
vente.
Boucicaut fait des femmes le cœur
de sa clientèle. A cette époque, les bourgeoises sont cantonnées au foyer. Leur
seul espace de liberté réside dans l’église, le cimetière et le salon de la
maison. Dans ces endroits, elles se retrouvent ensemble pour se divertir. Le
Bon Marché constitue un nouvel espace de liberté pour les femmes qui
(re)découvrent qu’elles ont un corps, des désirs et des envies personnelles.
Les bourgeoises sortent seules pour se rendre dans les grands magasins et se
retrouvent entre elles, ce qui était une chose plutôt rare auparavant. Les
femmes passent jusqu’à 12 heures dans les magasins et en compagnie des
vendeurs. Une femme respectable ne doit pas être touchée par des inconnus. Les
hommes s’inquiètent de voir leurs épouses ne plus tenir leur place au domicile.
L’Église s’inquiète des désaffections aux messes. Les curés prononcent des
sermons sur l’orgueil, la gourmandise et le désir de possession.
Boucicaut remplace les vendeurs
par des vendeuses, afin de ne pas perdre la respectabilité de son
établissement. A la fin du XIXe siècle, le Bon Marché compte 4000 employés dont
la moitié sont des femmes. Ces emplois permettent aux femmes des classes
populaires d'avoir des perspectives sociales. Elles peuvent ainsi acquérir un
logement et des revenus et donc de gagner une relative autonomie. Néanmoins,
leurs conditions de travail sont très difficiles. Elles travaillent jusqu'à
treize heures par jour, souvent debout pour un salaire très bas. Elles sont
sans cesse sous la menace d'un licenciement, si elle ne vendent pas assez.
Boucicaut instaure des
protections sociales pour ses employés. Il fonde une caisse de retraite, permet
l'accès gratuit au réfectoire pour les employés les plus pauvres et accorde des
jours chômés et des primes accessibles tant aux hommes qu'aux femmes.
Afin d'attirer davantage de
clientes, Boucicaut s'adresse aux femmes, mais aussi aux mères. Pour ce faire,
il s'intéresse aux enfants. Il distribue des ballons et des images
humoristiques ou pédagogiques. Ces images constituent des séries de 6 à 8
numéros. Les enfants ont envie de posséder toutes les images et incitent leur
mère à se rendre au magasin. Boucicaut installe des magasins de jouets. Les femmes
culpabilisent et achètent des jouets pour leurs enfants. Elles ont à cœur d'être
des mères modèles, rôle que la société leur confère. Le magasin donne
l'illusion du bonheur. Dans son roman Au Bonheur des dames, Emile Zola présente
les clientes comme des victimes d'une course à l'argent dont les propriétaires
des grands magasins sont les profiteurs. Les traités de médecine traitent de
l'irrationalité et de l'hystérie féminine. La cleptomanie est une nouvelle
maladie psychologique.
Pour écouler les productions, il
faut créer l'envie et le besoin. Le tailleur britannique Worth introduit l'idée
de la mode de saison. Il faut changer de vêtements (couleurs, matériaux) en
fonction des saisons. La frivolité caractérise désormais la société. Les gens
n'achètent plus par nécessité, mais pour se montrer. Les biens deviennent
jetables. Il faut posséder l'objet dans l'aire du temps. La production à grande
échelle standardise les vêtements. Ce phénomène engendre des complexes
physiques. On est trop gros, trop petit, trop grand, trop maigre pour porter
tels ou tels vêtements. Le vêtement ne s'adapte plus à la personne, c'est la
personne quoi doit s'adapter aux vêtements.
Boucicaut met au point les soldes
pour écouler les stocks avant de les renouveler avec de nouveaux articles. Les
magasins distribuent des agendas présentant les dates des soldes, des nouvelles
collections et des fêtes. Il reprend l'idée d'un entrepreneur américain qui a
transformé les fêtes religieuses et folkloriques en fêtes commerciales.
En 1870, Boucicaut met au point des catalogues
de vente par correspondance. Ces catalogues sont expédiés dans toute la France , l'Europe et même
jusqu'en Amérique. Les clients commandent par courrier et sont livrés à domicile.
Le magasin propose aussi un service de livraison à domicile pour les articles
achetés en magasin. Plus de 250 voitures livrent dans toutes la région
parisienne. Les catalogues proposent des marchandises, mais aussi un mode de
vie au travers des vêtements, des meubles, de la vaisselle, des valises et des articles
de loisir.
Aristide Boucicaut meurt le 26
décembre 1877. Son épouse reprend la boutique avec son fils qui décède en 1879.
Elle instaure des allocations pour les mères de famille et finance la
construction d'hospice dans toute la
France et la recherche médicale. A sa mort en 1887, elle
lègue la moitié de ses biens aux employés du magasin. Elle a le droit à
d'importantes funérailles.
Le modèle du Bon Marché est
repris en France et à l'étranger. Marie-Louise Geay et Ernest Cogna, deux
anciens employés du Bon Marché, ouvrent la Samaritaine , idem pour
le Printemps, à côté de la gare Saint Lazare, créé par un ancien employé du Bon
Marché. Les galeries Lafayette, ouvertes en 1894, offrent des articles de
confections à des petits prix pour être accessibles aux classes populaires. Les
fabricants des galeries La
Fayette copient et reproduisent les vêtements portés par la
grande bourgeoisie. En 1902,
l 'américain Harry Selfridge ouvre son magasin à Londres.
Il propose en plus des boutiques un tas de services diversifiés.
Dans une certaine mesure, les
grands magasins réduisent les distinctions sociales. Toutes les femmes portent
des vêtements similaires et fréquentent les mêmes boutiques. La solidarité
féminine se renforce. Certains historiens opèrent le parallèle avec l'émergence
des mouvements féministes. En 1905, les Suffragettes réclament le droit de
vote. Harry Selfridge autorise les Suffragettes à se réunir dans ses magasins.
Il les soutient financièrement en échange de publicité. Il vend tous les
articles pour les soutenir : papier, encre et des vêtements blancs. Le blanc
constitue un code de couleur pour les femmes soutenant le mouvement. En 1912,
les Suffragettes saccagent les grands magasins considérés comme le symbole de
l'exploitation des femmes.
La femme possède de l'argent et
investit l'espace public. Acheter, c'est posséder, c'est montrer qu'on a du
pouvoir. De nombreuses femmes deviennent auto entrepreneuses en ouvrant leur
propre magasin en province après avoir économisé durant plusieurs années. Elles
conservent le nom du Bon Marché.
Source
Texte :
Au bonheur des dames : l’invention
des grands magasins, documentaire réalisé par Sally AITKEN et Christine LE
GOFF, France, 2011, 86min.
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