Voyage en Arcadie, berceau des dieux et du rêve pastoral de l’humanité

Après avoir suivi Pausanias dans ses pérégrinations grecques, j’ai eu envie de faire de celui-ci votre guide, celui qui vous entraînera à nouveau sur le chemin des légendes et de l’histoire. Préparez vos chaussures et votre imagination, vous partez avec lui. Imaginez. Un matin de printemps, quelque part dans les collines silencieuses du Péloponnèse, un homme marche seul. Vous l’avez reconnu, c’est Pausanias. Ce n’est pas un héros, ni un dieu, mais un voyageur, un chroniqueur de la mémoire des pierres. Il ne cherche ni la gloire ni la guerre : il cherche à comprendre. À chacun de ses pas, les herbes se plient doucement. À mesure qu’il grimpe, l’air devient plus frais, le silence plus profond. Les oiseaux se taisent. Une présence l’observe. Peut-être une dryade, tapie dans l’ombre d’un chêne. Peut-être Pan, tapi dans une grotte. Il est entré en Arcadie.

Il est une terre, loin des ports et des batailles, que les anciens disaient bénie des dieux. Une région sauvage, montagneuse, dure, et pourtant douce. Là où la lumière se pose comme un voile, là où les pierres gardent les secrets. Cette terre, c’est l’Arcadie. Elle n’a ni citadelles fameuses, ni temples doriques dressés vers le ciel. Mais elle a autre chose : le souvenir d’un monde plus ancien, plus pur, plus proche de la source. Les Grecs disaient que les Arcadiens étaient nés avant la Lune, les "proselenoi". Ce peuple rude, rustique, pastoral, vivait isolé des grandes routes commerciales. On les moquait parfois, on les craignait un peu, mais surtout on les respectait. Car ils semblaient plus proches des dieux, plus proches de la nature, et peut-être de ce que les hommes avaient été avant de bâtir des cités.


Et cette terre a vu naître des légendes. Revivons-les.

Là, dans une vallée profonde, au bord d’un ruisseau frémissant, Hermès s’unit à une nymphe. Il en naît un enfant étrange, aux cornes de bouc, à la barbe précoce, au rire sauvage. Sa mère s’enfuit en hurlant. Mais Hermès l’emporte sur l’Olympe, et les dieux éclatent de joie : Pan est né. Il ne vivra pas parmi eux. Il préfère les grottes humides, les sources sacrées, les collines où paissent les troupeaux. Il joue de la syrinx, flûte faite de roseaux, inventée après que la nymphe Syrinx, qu’il aimait, s’y fut métamorphosée pour lui échapper. Pan incarne l’esprit brut de la nature. On dit qu’il peut faire naître la terreur — cette peur irrépressible et soudaine qu’éprouve le voyageur solitaire. C’est lui, le génie tutélaire de l’Arcadie.

Mais il n’est pas seul. Chaque sentier, chaque clairière semble porter l’empreinte d’un mythe. Voici Callisto, compagne d’Artémis, vierge chasseresse. Zeus la séduit sous les traits de la déesse. Enceinte, elle est rejetée, transformée en ourse, traquée. Son fils, Arcas, la retrouve sans la reconnaître. Pour éviter le parricide, Zeus les transforme tous deux en constellations : la Grande Ourse et le Gardien de l’Ourse. Le ciel garde encore leur trace. Non loin, dans un palais oublié, Lycaon, roi d’Arcadie, tente de tromper Zeus. Il lui sert de la chair humaine. Le dieu le foudroie et le transforme en loup. Le nom du roi devient celui d’un mythe universel : le lycanthrope. Et voici Atalante, enfant abandonnée, nourrie par une ourse, devenue plus rapide que le vent. Aucun homme ne peut la vaincre à la course. Jusqu’à ce qu’un jeune héros rusé jette des pommes d’or sur son chemin, détournant son regard, capturant son cœur.


Ces récits sont multiples, profonds, ambigus. Ils ne nous parlent pas d’histoires lointaines, mais de nous-mêmes, de ce que nous avons perdu en quittant les bois pour les murs des villes. Les poètes ne s’y sont pas trompés. Dès le IIIe siècle avant notre ère, Théocrite chante la vie des bergers, la paix des pâturages, les amours simples. Virgile, dans ses Bucoliques, célèbre les douceurs de l’Arcadie comme l’idéal d’un monde romain en quête d’harmonie. "Fortunate senex!", écrit-il — "Heureux vieillard ! Ici, entre les rivières connues et les sources sacrées, tu goûteras la fraîcheur à l’ombre."

Mais ce rêve ne s’arrête pas là. La Renaissance redécouvre l’Arcadie. Elle devient un pays de peintres et de philosophes, un lieu de pureté, de beauté, de calme éternel. Sur une toile célèbre, Poussin peint des bergers découvrant une tombe. Gravée dessus, une phrase : "Et in Arcadia ego". Même ici, dit la Mort, même dans le plus parfait des paradis, je suis présente. Alors le mythe se teinte de nostalgie. Il devient le souvenir d’un bonheur fragile, d’un monde qui n’existe peut-être que dans la mémoire. Le romantisme s’en empare. Hölderlin, Schiller, Goethe rêvent d’un retour à l’harmonie perdue. En France, George Sand cherche dans la campagne une Arcadie domestique. Jean Giono, lui, la trouve dans la Provence rêvée de ses récits.

Au fil des siècles, l’Arcadie change de visage, mais jamais de fonction. Elle est toujours ce lieu-refuge, ce miroir de nos désirs de paix, de nature, de vérité. Et pourtant, l’Arcadie existe encore. Si l’on suit les pas de Pausanias, on peut aujourd’hui visiter les ruines de Tégée, où s’élevait un temple d’Athéna Alea parmi les plus majestueux du monde grec. On peut se perdre dans le théâtre de Mégalopolis, gigantesque et oublié. On peut marcher dans les gorges de Lousios, où des moines ont bâti des monastères accrochés à la roche, dans le silence, au-dessus des eaux vives. Les pierres sont là. Les dieux peut-être aussi. Et partout autour, des villages de pierre, des forêts denses, des chemins de montagne. L’Arcadie n’est pas un décor. C’est une présence. Elle ne se dévoile pas à la hâte. Il faut marcher, respirer, écouter. Et parfois, dans une clairière, on croit entendre une flûte. Ou le cri lointain d’un dieu oublié. Mais le plus étrange, c’est que l’Arcadie nous habite encore, même loin de ses collines. Dans nos envies de ralentir, de fuir les villes, de retrouver le silence. Dans les jardins qu’on dessine pour ressembler à des bois. Dans les maisons de campagne qu’on rêve d’habiter. Dans les retraites spirituelles, les fermes autosuffisantes, les chemins de Compostelle, les cabanes au fond des forêts.


Arcadie n’a pas disparu. Elle a changé de visage. Et peut-être qu’elle n’a jamais été un lieu, mais une direction intérieure. Une mémoire ancestrale de ce que nous étions avant de tout compliquer. Un rêve que nous portons malgré nous. Lorsque Pausanias s’arrête au sommet d’un col, il regarde en contrebas une vallée baignée de lumière. Rien ne s’y passe. Aucun dieu n’y danse. Aucun miracle ne s’y joue. Et pourtant, quelque chose palpite. Le silence est dense, comme habité. Et il comprend : l’Arcadie n’est pas ce qu’on cherche. C’est ce que l’on sent quand on cesse enfin de chercher.


Et toi, lecteur, où est ton Arcadie ?


Source: 

Pausanias, Description de la Grèce, traduction intégrale d'Étienne Clavier, Éditions Jérôme Millon, 2022

Ovide, Les Métamorphoses

Christine Peltre, Retour en Arcadie : le voyage des artistes français en Grèce au XIXᵉ siècle, 2021


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