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Confucius et Jacques-Auguste de Thou : même combat ?

 


En lisant l’article de Yuri Pines paru dans L’Histoire portant sur Confucius, je n’ai pu m’empêcher de songer à Jacques-Auguste de Thou, le juriste historien du XVIe siècle, tant les ressemblances paraissent nombreuses.

Les deux hommes vivent dans une époque troublée. Depuis -771, le pouvoir de la maison royale des Zhou connait un déclin progressif. La Chine se compose de centaines de principautés rassemblées en entités plus larges. Des ducs, apparentés à la famille royale, les dirigent. Ainsi, de puissants lignages détiennent le pouvoir. Ils sont tous unis par une descendance commune et la propriété de terres. Le roi perd peu à peu le pouvoir d’organiser des expéditions punitives contre ses vassaux qui manquent de révérence à son égard. De puissants Etats se mettent progressivement en place, dont l’indépendance croît. Au XVIe siècle, les guerres de religion ravagent la France. Toutes les institutions du royaume ne jouent plus leur rôle d’union. Les dissensions religieuses engendrent le chaos et l’anarchie. Personne ne travaille à rétablir la situation interne du royaume. On peut éventuellement le comprendre pour le clergé accaparé par la lutte contre le protestantisme. Néanmoins, la noblesse possède sa part de responsabilité. En effet, les nobles sont divisés en famille, tels les Guise, les Condé, les Montmorency. Ces dernières ressemblent de plus en plus à des factions politiques en concurrence les unes par rapport aux autres. Elles cherchent à s’accaparer le pouvoir.

Les deux hommes ont à cœur que leur pays retrouve une certaine stabilité. Ils craignent le chaos et l’anarchie. La possibilité d’un renversement dynastique est la dernière chose à laquelle ils veulent penser. Confucius insiste sur l’importance de la stabilité sociale et de la hiérarchie. Il explicite les rites censés guider l’aristocratie dans tous ses comportements. Il préconise le retour à un pouvoir unifié sous les ordres de l’empereur. De son côté, De Thou ne conteste pas le modèle de société issu du Moyen Age constitué des trois ordres. Cependant, il introduit tout de même une différence dans le rôle de la noblesse. Ces derniers ne doivent plus protéger la religion, mais le roi et le royaume. D’une certaine manière, il laïcise le combat de la noblesse. En effet, les guerres de religion ont démontré que l’unité du royaume ne peut plus passer par la religion, puisqu’il n’existe plus une seule religion en France. Par conséquent, le royaume se définit dorénavant par son histoire et ses lois, qui se symbolisent en partie dans le roi.

Le principe de méritocratie constitue le second point de convergence entre les deux hommes. Selon Confucius, la naissance ne doit pas définir le statut social et politique. Les qualités morales et intellectuelles de chacun servent à distinguer l’homme de bien et l’homme de peu. Ainsi, un noble, dont le comportement n’est pas à la hauteur de son statut, perdrait ledit statut. A l’inverse, si on étudie, si on se cultive, si on améliore sa conduite, on mérite le statut d’homme de bien. N’importe quel homme peut parvenir à s’élever par l’étude et le travail. De Thou tient exactement les mêmes propos. La naissance ne suffit pas à conférer la noblesse. Celle-ci se mesure également par le caractère, le comportement et des qualités intellectuelles.

Il existe une catégorie sociale porteuse de ces valeurs, les lettrés-fonctionnaires en Chine et les juristes (les robins) en France. Les magistrats doivent être des modèles de conduite et de droiture. Ils doivent montrer l’exemple en ces temps de crise. D’ailleurs Jacques-Auguste de Thou ne cesse de comparer le Parlement de Paris et ses membres aux sénateurs romains représentants du peuple et hommes de grande probité et dignité. Les lettrés comme les robins servent leur pays. Pour Confucius, les lettrés ne sont pas que de simples fonctionnaires employés dans l’administration. Ils ont un rôle de conseil auprès du souverain. L’un de leur devoir consiste à faire des remontrances lorsque le roi prend de mauvaises décisions. Confucius lui-même a tout au long de sa carrière démissionné et changé de souverain. Idem chez De Thou. Les magistrats rendent la justice. Les membres du Parlement se considèrent comme les conseillers du roi. Ils jugent, vérifient les édits et font des remontrances, si nécessaire. Ils savent se montrer dignes, sérieux et loyaux envers leur souverain.

L’enseignement de Confucius, tout comme les écrits de Jacques-Auguste de Thou ont pour objectif de légitimer l’inclusion des lettrés et des juristes, dont ils font partie, à l’élite sociale et politique. En effet, l’époque de Confucius est marquée par l’essor d’une nouvelle catégorie sociale, celle des gentilshommes. Des membres de la basse noblesse obtiennent des responsabilités intermédiaires dans les administrations grâce à leurs compétences dans les lettres. Ils préfigurent les lettrés-fonctionnaires de l’empire, les fameux mandarins. Pour sa part, De Thou fait partie de la classe robine, ces magistrats spécialistes en droit, dont l’importance ne cesse de croître depuis le XVe siècle. Il montre que la robe possède les mêmes vertus que la noblesse et inversement. Les robins sont des nobles et doivent non pas supplanter la noblesse d’épée, mais s’accoler à celle-ci dans le but de créer un seul groupe identique.

Le rôle de l’histoire est le dernier élément commun aux deux hommes. L’histoire occupe une place primordiale dans la pensée confucéenne. Le passé est la matière première de l’enseignement confucéen. En étudiant le passé, on peut identifier les erreurs à éviter et repérer les exemples à suivre. A première vue De Thou ne recherche pas à expliquer les évènements présents par le passé. Il publie son histoire sous le titre Historia Sui Temporis. Ce titre sous-entend qu’il entreprend une histoire contemporaine. Or la démarche de De Thou rejoint bien la pensée de Confucius. Cependant, il se place lui-même dans le passé. Les évènements dont il fait l’histoire se déroulent de son vivant, mais il sait que son Histoire ne sera pas utile à ses contemporains. Seules les générations futures pourront pleinement en profiter, afin qu’elles comprennent ce qui s’est passé et évitent de recréer les mêmes situations. Les ouvrages des historiens ne sont pas utiles pour les contemporains, mais pour les générations futures. Le but de l’histoire est d’expliquer clairement ce qui s’est passé, afin que dans l’avenir, les hommes puissent éviter de répéter les mêmes erreurs. Par ailleurs seules les générations futures jugeront du bien-fondé de certaines actions ou écrits.

Le système impérial doit beaucoup à Confucius, car la hiérarchie sociale de l’empire a trouvé dans son enseignement une légitimité qui la rendait beaucoup plus acceptable que d’autres sociétés hiérarchiques. En théorie, il est possible d’intégrer l’élite à la seule force de ses qualités intellectuelles et morales. Cette égalité des chances théorique suffit à rendre l’extrême hiérarchisation de la société et son inégalité politique acceptables, là où l’inégalité d’une société comme la France d’Ancien régime ne pouvait apparaitre que comme injustice, ce qui sera l’une des causes de la Révolution.

Dans les faits, le système administratif de la Chine impériale est loin d’être aussi méritocratique. Les exemples d’ascension existent, mais ils sont rares. Les examens sont si difficiles et leur préparation représentent un tel investissement financier et en temps, qu’ils sont monopolisés par une élite sociale extrêmement mince. De véritables dynasties de fonctionnaires se constituent au fil des générations. A partir du XVIIIe siècle, l’Etat ayant d’importants besoins financiers, recourt à la vente de titres. Ce phénomène, appelé la vénalité des offices sous la France d’Ancien régime, exècre De Thou.

A deux millénaires d’écart, Confucius et Jacques Auguste de Thou connaissant une époque troublée, souhaitent le rétablissement de la stabilité politique et œuvrent à l’inclusion de leur catégorie sociale à l’élite. Peut-être que si l’historien des guerres de religion connaissait l’existence du penseur chinois, il en aurait lu les écrits avec intérêt. Cependant à son époque, les jésuites n’avaient pas encore traduit et importé ses écrits.

 

Retrouvez la biographie de Jacques-Auguste de Thou

 

Sources

- PINES Yuri, « Confucius : ma pensée sur laquelle s’est bâti un empire », L’Histoire, n°490, décembre 2021, pp44-48.

- SACCHELLI Benjamin, L’Historien Jacques-Auguste de Thou : regard d’un juriste sur la société de son temps, Mémoire de Master, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines, 2009, 13

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