Hildegarde de Bingen : la vie fascinante d’une mystique, savante et compositrice médiévale

En me promenant sur internet, je suis tombé sur un résumé lapidaire - les shorts de YouTube - de la vie de Hildegarde de Bingen. Outre que le nom sent bon le Moyen-Age, sa vie, certes un peu monacale, reste néanmoins passionnante et parfois même inspirante. Au premier abord, elle fait parti de ses figures que l’histoire semble vouloir enfermer dans la pénombre des cloîtres. Née en 1098 dans l’actuelle Allemagne, recluse dès l’enfance, destinée à une vie d’humilité et de silence. Et pourtant, elle deviendra l’une des voix les plus puissantes et les plus singulières du Moyen Âge. Visionnaire, abbesse, médecin, musicienne, linguiste et théologienne, elle bouleverse les cadres de son époque. Qui a dit que les femmes n’ont pas compté dans l’histoire?

Hildegarde est la dixième enfant d’une noble famille rhénane. Et à ce titre, elle est offerte à l’Église dès l’âge de huit ans, selon la coutume médiévale de la « dîme humaine ». Elle entre alors au monastère de Disibodenberg, dans une cellule attenante à celle de Jutta de Sponheim, une noble recluse. C’est là, dans l’obscurité de la clausure, que se lève la lumière. Car depuis son enfance, Hildegarde perçoit des visions. Elle voit une lumière éclatante qu’elle décrit comme « plus brillante que le soleil », accompagnée de sons, de voix, d’images qu’elle ne comprend pas toujours. Dans Scivias, elle écrira : « Depuis mon enfance, alors que mes os, mes nerfs et mes veines n’étaient pas encore fermement établis, j’ai toujours vu cette lumière dans mon âme. » Mais par prudence, elle garde ces expériences secrètes pendant des décennies. À une époque où les visions peuvent être suspectées d’hérésie, mieux vaut se taire. Ce n’est qu’à 42 ans, alors que ses visions se font plus pressantes, qu’une voix intérieure lui intime l’ordre d’écrire ce qu’elle voit et ressent.

À la mort de Jutta en 1136, Hildegarde est élue abbesse par ses sœurs. Elle ne se contente pas de cette responsabilité : elle rêve d’indépendance. Elle souhaite fonder un monastère féminin affranchi de l’autorité masculine du monastère-mère. Elle choisit un lieu sur les hauteurs de Bingen, à Rupertsberg. Mais ce projet ne plaît guère aux moines de Disibodenberg, qui craignent de perdre pouvoir et prestige. Hildegarde tombe alors gravement malade – une paralysie partielle que certains interprètent comme une somatisation de son conflit intérieur. Elle-même y voit un signe divin : son corps proteste contre son manque d’obéissance au commandement céleste. Finalement, les moines cèdent. En 1150, elle fonde le monastère de Rupertsberg, qu’elle gouvernera avec autorité. Elle y institue une discipline rigoureuse, mais aussi un espace de savoir et de création. Puis, en 1165, elle fonde un second couvent à Eibingen, de l’autre côté du Rhin. Hildegarde n’est pas une abbesse silencieuse. Elle prêche, elle écrit, elle conseille. Elle entretient une correspondance vaste avec les plus grands de son temps : l’empereur Frédéric Barberousse, Bernard de Clairvaux, plusieurs papes, des archevêques, des rois et des reines. Dans ses lettres, elle peut être douce ou tranchante. 

Entre 1141 et 1151, Hildegarde consigne ses visions dans Scivias (Scito vias Domini – « Connais les voies du Seigneur »), une œuvre mystique structurée, richement illustrée d’enluminures saisissantes. On y découvre l’histoire du salut, la création du monde, la chute, la rédemption, la fin des temps. Chaque vision est à la fois poétique et théologique. L’Église y apparaît sous les traits d’une femme glorieuse, parée de pierres précieuses, mais blessée par les péchés des clercs. Hildegarde utilise le langage du symbole, du feu, de la lumière. Une vision célèbre représente l’univers comme une ellipse cosmique où s’unissent le divin et l’humain. Ces visions, loin d’être de simples extases, sont rigoureusement interprétées. Hildegarde affirme qu’elles ne viennent pas d’elle, mais de Dieu. Loin de chercher la controverse, elle soumet Scivias à la validation du pape Eugène III, qui lui accorde son soutien après lecture publique à Trèves.

Hildegarde est aussi une scientifique, à sa manière. Elle s’intéresse aux plantes, aux pierres, aux animaux, au corps humain. Elle rédige deux traités : Physica (sur les éléments naturels) et Causae et Curae (sur les causes et les traitements des maladies). On y trouve des descriptions précises et parfois étonnamment modernes. Par exemple, elle recommande le fenouil pour « une bonne digestion », l’épeautre comme aliment idéal, et l’achillée millefeuille pour soigner les plaies. Elle classe les plantes selon leurs vertus chaudes, froides, sèches ou humides, dans la lignée des humeurs hippocratiques. Mais elle va plus loin. Pour Hildegarde, la santé ne se réduit pas à la matière : elle est aussi affaire d’âme. Une colère non maîtrisée, un péché non confessé, peuvent engendrer des troubles corporels. Elle prône un équilibre entre le corps, l’esprit et le cosmos. Une sorte de médecine holistique avant la lettre. Aujourd’hui, sa vision inspire des cercles de naturopathes, notamment dans le monde germanophone. On parle même de « médecine hildegardienne », intégrant spiritualité, diététique et phytothérapie.

La musique occupe une place centrale dans la spiritualité d’Hildegarde. Elle compose plus de 70 chants liturgiques, réunis dans Symphonia armonie celestium revelationum. Ses mélodies s’élèvent librement, loin des codes stricts du chant grégorien. Elles sont longues, aériennes, enivrantes. Dans O vis aeternitatis, elle chante la force de l’éternité ; dans Ave generosa, elle célèbre la Vierge avec une sensualité mystique troublante. Ses textes sont écrits en latin, mais enrichis d’images puissantes : feu, parfum, lumière, souffle. Elle compose aussi un drame liturgique, Ordo Virtutum : une allégorie où les Vertus chantent pour sauver l’âme humaine. Seul le Diable ne chante pas. Il crie, il parle – car, selon Hildegarde, la musique est divine, et le Mal en est privé. Fait unique : elle invente même une langue, la Lingua Ignota, avec un alphabet propre. Une langue céleste, sans grammaire connue, probablement réservée à un usage symbolique ou liturgique.

Hildegarde étonne, non seulement par ses talents, mais par sa liberté. Dans un monde dominé par les hommes, elle impose sa parole. Elle ne remet pas en cause les dogmes, mais elle les éclaire à sa manière. Elle dénonce les abus, interpelle les puissants, agit en conscience. Ses écrits théologiques sont reconnus, ses lettres lues et respectées, ses conseils suivis par des prélats. Elle voyage, prêche publiquement dans les cathédrales de Cologne, Trèves, Mayence. Des foules viennent l’écouter. C’est rarissime pour une femme du XIIᵉ siècle. Certains la surnomment « la sibylle du Rhin », une prophétesse chrétienne. À travers elle, on voit poindre une autre manière d’entrer en théologie : par le vécu, l’expérience, la contemplation.

Hildegarde meurt le 17 septembre 1179, à 81 ans. Son entourage affirme que deux rayons de lumière traversèrent le ciel à l’heure de sa mort. Très vite, elle est vénérée comme une sainte, bien qu’aucune canonisation officielle n’ait lieu au Moyen Âge.Il faudra attendre... 2012. Le pape Benoît XVI, admirateur de son œuvre, la proclame enfin sainte, puis Docteure de l’Église – un titre rare, partagé avec seulement trois autres femmes : Thérèse d’Avila, Catherine de Sienne et Thérèse de Lisieux. Par ce geste, l’Église reconnaît non seulement sa sainteté, mais aussi sa valeur intellectuelle et théologique. Un hommage tardif, mais éclatant, à une femme que le XIIᵉ siècle avait déjà comprise.


Sources:

Marie-Anne Vannier, Hildegarde de Bingen : Une visionnaire et une femme d'action, 2016

Laurence Moulinier, L'Œuvre scientifique d'Hildegarde de Bingen, 1994


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