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Eviter les fake-news : un problème récurrent depuis le XVIIIe siècle

 


Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières entendent extirper leurs semblables de l’obscurantisme par le savoir et la culture et ainsi améliorer la société. Les progrès techniques permettent de diffuser les connaissances à une grande échelle.

 

Les philosophes sont convaincus que la diffusion du savoir permet l’amélioration des conditions de vie. Cette idée n’est pas nouvelle en soi. La nouveauté réside dans le fait que le savoir n’est plus réservé à une élite d’intellectuels. Les connaissances et l’usage critique doivent être l’affaire de tous, au travers de l’éducation. Si cet accès à l’autonomie est fondamentalement individuel au sens où il implique la capacité de chacun à penser librement, à discerner l’erreur de la vérité, il est aussi collectif. Emmanuel Kant précise que l’émancipation intellectuelle est presque impossible pour chaque homme pris séparément, à cause de la force des préjugés. En revanche, le public, pris comme ensemble des lecteurs, peut s’éclairer grâce au rôle actif du nombre de ceux ayant réussi à rejeter le joug de la tradition et qui pourront grâce à la liberté d’expression propager autour d’eux le principe de l’indépendance et de la raison. C’est un phénomène social qui implique que certaines personnes, les intellectuels, puissent éclairer les autres, leur montrer la voie, dissiper les fausses croyances.

 

Néanmoins, il convient que le peuple soit réceptif au savoir que diffusent les philosophes. Or, ceux-ci portent un jugement pessimiste sur la formation de l’opinion publique. Comment s’assurer que les lecteurs lisent les bons livres, qu’ils ne soient pas la proie des charlatans et des démagogues ? Peuvent-ils se repérer dans le flot de livres qui s’efforcent plus de flatter les goûts du public que de l’éclairer ? Comment limiter la curiosité attisée par la presse et entretenue par le temps court par l’actualité ? Confrontée sous la Révolution au développement rapide des journaux, Germaine de Staël dénonce leur influence pernicieuse. Ils attisent les passions, multiplient les fausses nouvelles, interdisent toute stabilité politique. Loin d’être un outil d’information et d’éducation, ils abiment le débat public.

Les écrivains des Lumières demeurent méfiants à l’égard des pratiques commerciales qui transforment la communication intellectuelle. Les écrivains sont conscients que les contraintes commerciales peuvent se traduire par des formes insidieuses de censure, mises en œuvre par les éditeurs eux-mêmes. Ils s’inquiètent de la prolifération des livres, craignant que le public soit enseveli sous les volumes inutiles ou médiocres. De même, ils décrivent avec précision la façon dont les mécanismes publicitaires (entendu dans son sens premier, c’est-à-dire ce qui est publié) de captation de l’attention détournent le public des vérités utiles. Le public s’intéresse moins  aux idées et aux œuvres d’un auteur qu’à sa personnalité. Le philosophe est mis sur le même pied que les célébrités du moment, ce qui engendre une confusion de valeurs. Comment peut-on éclairer le peuple si sa curiosité est versatile ? Le public est trompé par quelques manipulateurs d’opinion et semble prendre plaisir à cette mascarade, riant de voir le philosophe sincère qui veut son bien-être, ridiculisé par ses ennemis.

 

Comment le philosophe peut-il éclairer le peuple si entre le peuple et lui s’interposent tant d’intermédiaires, de manipulateurs et si le public préfère les mensonges divertissants aux vérités utiles ?

On ne peut espérer éclairer le peuple si celui-ci est prisonnier de préjugés, si l’opinion est manipulée par des publicistes sans scrupule, si le public est gouverné par la curiosité, l’imitation, l’enthousiasme sans lendemain, bien plus que par l’esprit critique et la réflexion. Les auteurs sont obligés d’imaginer des solutions pour garantir la légitimité d’un petit nombre de personnes éclairées destinées à intervenir dans l’espace public. Il faut que les philosophes jouissent d’un statut privilégié au nom de leur savoir, de leurs connaissances. Il convient donc d’inventer des mécanismes qui les distinguent des démagogues. Les philosophes cherchent l’appui des autorités, qui doivent réguler l’espace public et éduquer la population. Les philosophes découvrent qu’il ne suffit pas de dire une vérité pour éclairer leurs concitoyens. Il faut aussi l’imposer dans le débat public.

 

Les philosophes se retrouvent confrontés à un paradoxe entre leurs aspirations et les pratiques : comment peut-on assurer une autonomie et dire aux gens de penser par eux-mêmes en commençant par mettre une élite intellectuelle à l’abri de la critique ? Le risque est de créer un nouveau clergé au nom des Lumières.

Les philosophes concluent que le progrès des Lumières est forcément lent et progressif. Ils écrivent pour les générations à venir, lorsque les progrès culturels et intellectuels auront rendu leur discours acceptable par le peuple. Ainsi, comme le souligne Jean-Jacques Rousseau, le philosophe écrit pour la postérité.

 

Toutes ces problématiques sont toujours d’actualité. Il convient, à l’heure où l’information circule de plus en plus vite et où chacun fabrique et relaie de l’information, de garder à l’esprit ces questionnements.

 

 

Sources

- Texte : LILTI Antoine, « Peut-on éduquer le peuple ? », L’Histoire, n°463, septembre 2019, pp 70-75.

- Image :

ci.radio-canada.ca/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/entrevue/61420/encyclopedie-diderot-d-alembert-lumieres-pascal-bastien

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