Les Anges de Mons : entre mythe, foi et propagande pendant la Première Guerre mondiale

Un mythe né dans les tranchées : découvrez l’étrange histoire des Anges de Mons, entre hallucination collective, propagande et foi populaire pendant 14‑18.
Plongée au cœur de l'enfer de Mons
Août 1914, champ de bataille de Mons. La boue humidifiée par des averses estivales s’infiltre dans les bottes des Tommies. Les crépitements d’artillerie se mêlent aux sifflements d’obus, chaque souffle est un combat en soi. On respire la peur, on entend les prières muettes. Parmi les soldats britanniques, certains murmurent l’invocation de saint Georges, cherchant à conjurer le chaos.
Le sol tremble à chaque détonation, et l’odeur âcre de la poudre colle aux narines comme un avertissement permanent de la mort. Certains soldats griffonnent dans leurs carnets, entre deux assauts, des mots d’adieu qu’ils n’auront peut-être jamais l’occasion d’envoyer. La cadence du feu ne laisse aucun répit : chaque minute compte, chaque regard croisé est peut-être le dernier. Certains, dans un élan presque superstitieux, accrochent une médaille de famille ou un chapelet à leur uniforme.
La retraite désespérée de Mons
Le BEF face à la machine de guerre allemande
Le 23 août 1914, le British Expeditionary Force, composé de soldats professionnels mais peu nombreux, affronte les divisions allemandes en Belgique. Les Tommies tiennent fermement, mais les vagues ennemies sont trop nombreuses. À la nuit tombée, la peur s’infiltre : peur de la mort, mais aussi du silence avant l’assaut brutal.
L’état-major britannique, bien que conscient de l’infériorité numérique, espère tenir suffisamment pour ralentir la poussée allemande vers Paris. Cette bataille est perçue par les stratèges comme un sacrifice tactique nécessaire, un acte de bravoure voué à inscrire le BEF dans l’histoire dès ses premières heures. Le haut-commandement français, encore englué dans les offensives ratées, regarde le repli britannique avec anxiété. Pour les soldats, ce repli n’est pas un échec, mais un acte de survie orchestré avec discipline.
Sensations sur le front : boue, fumée, tension
On entend encore l’écho des bottes dans la boue, des obus qui déchirent la terre. Les soldats transis, engoncés dans leurs uniformes trempés, s’arrêtent parfois pour écouter la respiration collective, pleurer ensemble, ou dérouler des prières improvisées. Une sorte de solidarité surnaturelle s’installe.
Les yeux des soldats fouillent le brouillard à la recherche d’un ennemi invisible, dans une angoisse permanente. Certains croient entendre des voix dans le vent — hallucinations ou prières soufflées par les mourants ? D’autres fixent le ciel en quête d’un signe, d’un éclair, d’une lumière qui viendrait interrompre la nuit. Le bruit sourd des sabots, mêlé aux explosions, donne parfois l’illusion d’une armée fantôme approchant.
L’apparition des anges, entre rêve et réalité
Les récits : archers médiévaux et silhouettes lumineuses
Ce n’est qu’en mai 1915, soit près de neuf mois après la bataille, que les premiers récits d’anges circulent dans les cercles spiritualistes britanniques. Selon ces versions tardives, des figures translucides auraient pris la forme d’archers médiévaux ou d’êtres célestes. Ces entités seraient intervenues pour freiner l’avance allemande et sauver les Britanniques.
Des témoins indirects parlent aussi d’une lumière douce et surnaturelle planant un instant au-dessus des lignes anglaises, comme un halo protecteur. Une légende veut que des chevaux allemands se soient cabrés et enfuis en panique, comme si une barrière invisible les avait stoppés. Certaines versions vont jusqu’à décrire des trompettes célestes, signalant le ralliement des troupes divines. Ces récits, bien que flous, s’appuient sur une tradition visuelle ancienne qui associe la lumière à la victoire divine.
Le rôle d’Arthur Machen : fiction ou prophétie ?
Quelques semaines après la bataille, le 29 septembre 1914, l’écrivain Arthur Machen publie une nouvelle intitulée The Bowmen. Il y met en scène des soldats anglais invoquant saint Georges, provoquant l’apparition d’archers médiévaux fantômes. Écrit avec réalisme, ce récit est pris au sérieux par certains lecteurs.
Machen, inquiet de cette interprétation erronée, publie plusieurs lettres pour souligner qu’il s’agissait d’une pure fiction. Il accuse même certains journaux d’avoir déformé ses propos pour servir une narration édifiante. L’écrivain finira par renoncer à clarifier davantage, jugeant la ferveur collective impossible à éteindre.
L'explosion du mythe
Histoire, foi et propagande se mêlent
Dans un climat où les familles britanniques reçoivent les premières lettres de deuil, l’idée d’une aide divine séduit. Le mythe est repris dans des sermons dominicaux, des tracts patriotiques, des articles spirituels. Des cartes postales illustrées de scènes célestes circulent dans tout le Royaume-Uni.
Des pasteurs affirment en chaire que ces apparitions démontrent que Dieu soutient le camp britannique. Des illustrateurs, galvanisés par la puissance symbolique des anges, créent des fresques et des vitraux patriotiques. Dans certaines paroisses rurales, les Anges de Mons deviennent des protecteurs invoqués lors des messes.
Les historiens à la loupe
L’analyse des chercheurs David Clarke, Kevin McClure et Richard Bleiler est sans appel : aucun soldat présent à Mons n’a mentionné ces apparitions en août 1914. La Society for Psychical Research, pourtant favorable à l’étude du paranormal, échoue à identifier un seul témoin direct.
Les historiens considèrent le phénomène comme un exemple typique de mythe de guerre : besoin collectif de sens, amplification par les médias, puis récupération institutionnelle. La vitesse à laquelle le récit s’est propagé est révélatrice d’un vide émotionnel à combler. La transformation d’un texte littéraire en témoignage quasi religieux en dit long sur les ressorts de la mémoire collective.
Le retour de l’enquête : nouvelles approches 2024–2025
Exposition « Les Anges de Mons » : revisiter le mythe
Le Mons Memorial Museum consacre, de juillet 2024 à mai 2025, une exposition exceptionnelle à la légende. Intitulée Les Anges de Mons. Croyances et Apparitions en 14-18, elle explore le rôle du spirituel et de l’imaginaire dans l’expérience du conflit. Commissaires : Annette Becker, Laurence van Ypersele et Corentin Rousman.
Des dispositifs immersifs font revivre les bruits, les peurs et les interprétations de l’époque. L’exposition donne aussi la parole aux artistes contemporains qui questionnent l’héritage spirituel de la Grande Guerre. Les visiteurs y croisent archives militaires, journaux intimes et objets votifs ramenés du front.
Réinterprétation globale
L’exposition s’inscrit dans un questionnement plus large sur les croyances en temps de guerre. D’autres récits d’apparitions — Jeanne d’Arc au front, saints protecteurs — ont émergé dans plusieurs armées belligérantes. Ces fictions collectives offrent un bouclier mental aux soldats exposés à la brutalité du feu.
Des chercheurs y voient un mécanisme anthropologique : quand le rationnel échoue à expliquer le chaos, l’esprit convoque le merveilleux. Cette approche interdisciplinaire permet de comprendre les Anges de Mons non comme une anomalie, mais comme un mécanisme culturel récurrent. Les spécialistes comparent le phénomène à d’autres récits nés sous l’effet du traumatisme collectif, comme les apparitions mariales ou les mythes fondateurs d’après-guerre.
Pourquoi ce mythe vit encore
Il continue de séduire car il conjugue héroïsme, foi et mystère : une trinité puissante pour nourrir la mémoire nationale. Même dans les années 2000, des groupes néo-mystiques et certaines communautés chrétiennes reprennent l’image des Anges de Mons pour illustrer la survie d’une protection divine.
Le mythe réapparaît sporadiquement dans des romans, des forums ésotériques ou des vidéos documentaires sur YouTube. Il incarne un point de friction entre foi populaire et scepticisme académique, un débat qui demeure vivant. Le besoin humain d’espérance, surtout dans l’épreuve, alimente ce type de croyance. L’imagerie des archers célestes s’ancre dans la tradition chevaleresque britannique, où saint Georges reste une figure tutélaire. Cartes postales, affiches de propagande, récits oraux : tous participent à la consolidation d’un mythe national.
Entre mythe et réalités humaines
Au cœur de la bataille de Mons, il n’y eut sans doute aucun miracle surnaturel. Mais il y eut un miracle narratif : celui d’un peuple qui a choisi de croire, pour survivre. Si les archers d’Arthur Machen ne sont jamais descendus du ciel, ils ont touché l’esprit de millions de lecteurs, de soldats, de familles.
Peut-être est-ce cela, finalement, la force des légendes : survivre aux faits pour mieux raconter les vérités intérieures. En cela, les Anges de Mons restent un phénomène aussi humain que la guerre elle-même. La légende reste aujourd’hui un fascinant cas d’étude : entre propagande, fiction et foi, elle interroge ce qui fonde notre rapport au sacré. Et elle rappelle, enfin, que dans les heures les plus sombres, l’homme est capable d’inventer des anges… pour ne pas tomber seul dans l’abîme.
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