Le textile indien : objet de mondialisation depuis le XVIe siècle
Au
XVIe siècle, les Portugais s’aperçoivent que les tissus de coton fabriqués en
Inde sont d’une finesse et d’un brillant exceptionnels. De plus, ils peuvent
servir de moyens d’échange pour se procurer divers produits dans tout le bassin
de l’Océan indien. Les consommateurs les apprécient pour leur robustesse, la
variété de leurs couleurs et de leurs formes, aptes à satisfaire tous les
goûts, ainsi que leur prix raisonnable. Ainsi les Portugais mettent sur place
un circuit commercial entre l’Inde et l’Afrique orientale. Ils échangent des
tissus indiens contre de l’or au Zimbabwe pour acheter des épices. Par la suite,
ils envoient de petites quantités de tissus indiens à Lisbonne, où elles
rencontrent un certain succès auprès d’une clientèle aisée, comme tissu
d’ameublement. On considère ces tissus bons pour décorer les intérieurs, leur prix
étant inférieur à celui des tapisseries de laine. Au début XVIIe siècle, les
Néerlandais se lancent à leur tour dans le commerce interasiatique et
reproduisent le même schéma que les Portugais.
A
la fin du XVIIe siècle, les Anglais entrent dans le marché à leur tour. Ils
tentent de faire de ces tissus un objet de consommation de masse dans l’espoir
d’évincer les Hollandais des marchés (1). Ces tissus sont
devenus une alternative aux soieries françaises, qui dominaient alors le marché
du luxe. En effet, ils sont fournis par une compagnie anglaise, élément non
négligeable en ces temps où domine la théorie du mercantilisme. Le roi Charles
II lance la mode, la cour suit, puis les classes aisées (noblesse et
bourgeoisie). En 1680, Samuel Pepys, un bourgeois londonien, écrit dans son
journal avoir acheté pour son épouse un tissu imprimé d’Inde pour teindre les
murs de son bureau. Puis un de ses fournisseurs ayant offert à sa femme une
robe en coton de même provenance, il s’en est acheté une à son tour. Il la
porte d’ailleurs sur l’un de ses portraits. Les effets d’imitation aidant, les
textiles indiens se propagent dans les couches populaires et dans les
provinces. En 1682, l’East Indian Company (EIC) fait fabriquer par des artisans
indiens dans la région de Madras plusieurs milliers de pièces de tissus exclusivement
destinées au marché européen. Certains Anglais déplorent cette invasion des
tissus indiens qui effacent en partie les hiérarchies sociales. Les maris se
plaignent de ne plus distinguer leur épouse de leurs femmes de chambre toutes
deux vêtues des mêmes tissus colorés.
Au
cours de la première moitié du XVIIIe siècle, les ventes de tissus indiens en
Europe connaissent une progression assez régulière. Le Bengale s’affirme de
plus en plus comme la première région productrice. En 1750, quelques 100.000
artisans travaillent exclusivement pour des compagnies européennes. La demande
des consommateurs européens diffère de celle des consommateurs africains ou
asiatiques. Des modèles sont fournis aux artisans indiens qui savent s’adapter
à ces nouveaux critères.
Les
fabricants européens s’inquiètent de l’arrivée de ces nouveaux tissus. Leurs
ventes diminuent. Ils font pression sur les Etats pour instaurer des mesures de
protection douanière, voire d’interdire l’importation de tissus d’Inde. Mais
ces mesures n’ont guère d’effets, car les compagnies de commerce maritime
trouvent des moyens de les contourner, quitte à recourir à la contrebande. Les
fabricants européens en viennent à imiter les Indiens. En effet, les artisans
indiens ont maitrisé depuis longtemps les techniques de la peinture et de
l’impression sur tissus. Ils savent mieux que les Européens fixer et maintenir
les couleurs après impression. Les Européens cherchent à percer ces secrets.
Comme il n’existe pas de manuels indiens sur le sujet, ils recourent à
l’observation directe, qu’ils mettent par écrit ensuite. Par exemple le
Français Antoine Georges Nicolas de Beaulieu décrit en détail les procédés de
teinture et d’impression sur étoffe qu’il a pu observer à Pondichéry. Vers
1750, il existe en Europe quelques ateliers capables de reproduire les tissus
indiens et de répondre à une demande toujours croissante. Cependant, leurs
coûts de production sont plus élevés que ceux des fabricants indiens. Par
conséquent, ils ne résistent pas à la concurrence.
Les
choses changent à la fin du XVIIIe siècle. Les Européens savent désormais
produire des tissus imprimés de qualité tout en abaissant les coûts de
production, grâce à l’emploi de technologies dans la filature. Au XIXe siècle,
les ventes de tissus indiens s’effondrent face aux ateliers européens et
surtout britanniques comme au Lancashire. Ces derniers mettent en place une
grande offensive commerciale sur les marchés africains, asiatiques et
américains, évinçant la East Indian Company.
Le
succès n’est pas immédiat, car les consommateurs indiens n’apprécient pas les
produits standardisés. Néanmoins, les prix faibles jouent auprès d’une
population modeste dans son ensemble. Ainsi à partir de 1843, l’Inde devient le
premier importateur de tissus britanniques.
Dans
les années 1850, ce sont les fabricants indiens qui imitent les Européens. Des
usines modernes voient le jour dans tout le pays. La transformation de l’Inde
de principal exportateur de tissu en principal importateur est vécue par les
Indiens comme une tragédie et nourrit le nationalisme. Au XXe siècle, Gandhi
fait du rouet le symbole de la renaissance indienne et appelle au boycott des
tissus anglais dans sa lutte contre le colonisateur.
Sources
Texte : MARKOVITS Claude : « Les indiennes débarquent » L’Histoire, n°437-438, juillet-août 2017, pp 54-59.
Image :
https://www.atelierdemma.com/les-textiles-de-linde/
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