L’affaire Martin Guerre




Aujourd’hui, je reçois Jean de Coras, président du parlement de Toulouse, pour nous entretenir d’une affaire judiciaire ayant défrayé la chronique, l’affaire Martin Guerre. Sieur de Coras, vous avez instruit ce curieux dossier avec deux de vos confrères : Michel du Faur et Jean de Mansencal. Pouvez-vous nous présenter ce dossier pour les rares lecteurs qui n’auraient pas suivi l’affaire ?
Il s’agit d’une affaire d’usurpation d’identité que nous avons traitée en appel. Le premier procès s’est tenu à Rieux en 1560. Le dénommé Pierre Guerre affirme que son neveu Martin est en réalité un imposteur qui désire s’emparer de la fortune de la famille.

Les Guerre sont une famille assez aisée ?
Oui. Basée à Artigat un village des Pyrénées, elle possède un atelier de fabrication de briques et de tuiles. En 1538, Martin Guerre se marie à Bertrande de Rols issue d’une famille de la paysannerie aisée. Le couple met huit ans pour donner naissance à un fils. Ensuite, ils vivent sans histoire. Cependant, leur bonheur est de courte durée. Surpris par son père en train de voler dans l’atelier, Martin s’enfuit. Les familles et le village n’entendent plus parler de lui durant huit années.

Je suppose que Bertrande se retrouve dans une situation délicate.
Ses parents souhaitent que leur fille se remarie. Celle-ci refuse, argumentant que faute d’un divorce prononcé ou d’un corps retrouvé, elle demeure l’épouse de Martin Guerre. Elle possède le droit de son côté. Elle trouve son compte dans le flou de cette incertitude. Ainsi, elle conserve son indépendance et la gestion des biens familiaux.

Et un beau jour, Martin réapparait. Comment est-il accueilli ?
Plutôt bien dans l’ensemble. La famille Guerre fête avec tout le village son retour. Bertrande retrouve enfin son mari. Ensemble, ils évoquent des souvenirs de leur enfance, de leur mariage et de leur vie privée.

A ce moment rien ne laisse supposer qu’il s’agisse d’un usurpateur ?
Rien. Certes Martin a un peu changé, mais quoi de plus normal en huit ans ? Il a un peu forci. Cela suffit à certaines mauvaises langues de faire courir la rumeur d’une usurpation d’identité. Cependant, ses propos ne laissent aucun doute sur son identité. De plus, Bertrande, qui le connait intimement, assure qu’il s’agit bien de son mari. Durant les trois années suivantes, le couple donne naissance à deux filles.

Il n’y a rien à signaler. Pourquoi le cas de Martin Guerre s’est-il retrouvé devant les tribunaux subitement ?
En 1559, le seigneur Jean d'Escornebeuf porte plainte contre Martin pour avoir incendié l’une de ses granges. S’appuyant sur des rumeurs courant dans le village, il affirme que cet homme n’est pas le véritable Martin Guerre, mais un imposteur. Faute de preuves, l’accusé est acquitté. Néanmoins quelques mois plus tard, c’est Bertrande qui porte plainte pour usurpation d’identité contre son mari. Soutenue par Pierre Guerre, elle exige que l’imposteur soit puni et qu’elle reçoive 2.000 livres pour réparer les abus commis.

Sacré retournement de situation !
N’est-ce pas ? Et ce ne sera pas le dernier. Un nouveau procès s’ouvre à Rieux en 1560. Pierre Guerre fait venir de nombreux témoins confirmant que Martin est un imposteur. Il s’agirait en réalité d’un dénommé Arnaud du Tilh, nom d’un village de la région. Les deux hommes se seraient liés d’amitié à l’armée. L’imposteur aurait pris connaissance de tous les détails de la vie de son ami et décidé de se faire passer pour Martin Guerre, afin de s’approprier le patrimoine familial. D’ailleurs, il ne serait pas difficile de distinguer les deux hommes, car Martin Guerre aurait perdu une jambe à la bataille de Saint-Quentin. La défense appuie sa plaidoirie sur le fait qu’un imposteur ne pourrait pas connaitre autant de détails sur la vie de Martin. Certains membres de la famille et des habitants ne remettent pas en cause son identité. A nouveau Bertrande est à la base d’un revirement.

De quelle manière ?
Durant l’audience, elle avoue avoir agi sous la pression de Pierre Guerre. Une violente dispute a éclaté entre Martin et son oncle sur la gestion du patrimoine familial. Bertrande s’est interposée entre les deux hommes, afin d’éviter que Pierre ne brutalise son neveu. Sa famille l’a menacée de l’enfermer dans un hospice si elle ne se prononçait pas contre Martin. Il faut souligner le fait que Pierre Guerre a épousé la mère de Bertrande devenue veuve.

Voilà qui remet en cause l’inculpation et innocente le prévenu.
Pas vraiment, car si Bertrande avoue avoir dénoncé son mari sous la contrainte, elle ne nie pas non plus que cet homme est un imposteur. Au final, l’accusé est reconnu comme Arnaud du Tilh. Le juge le condamne à mort pour usurpation d’identité, viol et atteinte au sacrement du mariage. L’accusé fait appel de la décision. Le dossier est transféré au Parlement de Toulouse, entre nos mains.

Racontez-nous le procès.
Nous auditionnons à nouveau tous les témoins. Bertrande demeure muette. Son attitude et celle de son oncle nous orientent davantage pour un acquittement. Soudain, un homme ressemblant comme deux gouttes d’eau à l’accusé, mais avec une jambe de bois pénètre dans le tribunal. Il affirme être le véritable Martin Guerre. Il explique que suite à l’altercation avec son père dans l’atelier, il a fui en Espagne. Il a été engagé comme domestique auprès du cardinal Francisco de Mendoza à Burgos. Par la suite, il a rejoint l’armée et a été envoyé en Flandre. Il s’est lié d’amitié avec Arnaud du Tilh. Ce dernier est parvenu à lui soutirer de nombreuses informations, même d’ordre intime, concernant son épouse et ses relations dans le village. Lors de la bataille de Saint-Quentin du 10 août 1557, il a été blessé et amputé d'une jambe. Bertrande sort enfin de son mutisme, reconnait le nouvel arrivant comme son véritable époux et se jette dans ses bras en pleurs. Démasqué, Arnaud du Tilh avoue s’être fait passer pour Martin Guerre et s’approprier le patrimoine familial. Nous maintenons la décision du tribunal de Rieux. Il est pendu à Artigat. De son côté Bertrande est acquittée de tous délits et nous avons reconnu la légitimité de l’ensemble de ses enfants.

Mettons de côté les talents d’acteur d’Arnaud du Tilh, il apparait évident que cette usurpation n’aurait pas tenu aussi longtemps si Bertrande avait agi différemment. Quel est votre avis sur le sujet ?
Je pense qu’elle savait dès le départ que l’homme revenu à Artigat n’était pas son mari. Elle s’est laisse dupée volontairement. Cette attitude peut paraitre plus surprenante. Vraisemblablement, Arnaud du Tilh la traitait bien. Retrouver un mari la libérait de la pression de sa famille et elle recouvrait une réputation d’épouse et de mère irréprochable. Sa vie au sein du village ne s’en portait que mieux. Peut-être ont-ils même passé un pacte tous les deux, qui sait ? Les remords l’ont assaillie lorsque son véritable époux est réapparu.

Vous me disiez avant l’entretien que vous soupçonniez une machination à votre encontre. Souhaitez-nous vous en dire davantage ?
Je trouve que l’arrivée du vrai Martin Guerre était très théâtrale. Cette manière d’arriver pile au moment où le jugement allait être rendu. Cette apparition n’a pu être organisée que par des magistrats du Parlement.

Selon vous, quel aurait été le but d’une telle mise en scène ?
Me discréditer devant les magistrats de toutes les juridictions et des sommités telles Michel de Montaigne ou Jean Papon. Nous étions en pleine élection des députés pour les Etats généraux. J’avais de bonnes chances d’être élu. Certains magistrats possèdent des relations, notamment au sein de l’Ordre de Saint-Jean Jérusalem, un établissement pour blessés et auprès de personnes influentes pour assurer à Martin Guerre l’impunité pour sa trahison envers le roi de France.

Je vous remercie Jean de Coras pour votre éclairage sur cette singulière affaire et je rappelle la sortie de votre livre : Arrest mémorable du Parlement de Tolose : contenant une histoire prodigieuse d'un supposé mari, advenüe de nostre temps: enrichie de cent et onze belles et doctes annotations.

Le film Le Retour de Martin Guerre de Daniel Vigne en 1982 retrace cette retentissante affaire, avec dans les rôles principaux Nathalie Baye et Gérard Depardieu.

Sources
Texte :
- Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, Paris : Tallandier, 2008
- Xavier François-Leclanché, L'Ecornifleur d'Artigat, Éditions Parages, 1993.
Image : http://www.justice.gouv.fr/histoire-et-patrimoine-10050/proces-historiques-10411/laffaire-martin-guerre-24407.html

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